Deux meurtres : cinquante dollars. La note de frais adressée par le photographe Arthur Fellig, alias Weegee à l’un des journaux new-yorkais auquel il collabore est sans états d’âme. Le crime est son gagne-pain, le fait divers sa spécialité. Ses photos de gangsters sont célèbres. Ses cadavres – même mutilés – portent toujours beau. En visitant l’exposition qui lui est consacrée au musée Maillol à Paris jusqu’au 15 octobre prochain, j’apprends que la cote de ce spécialiste de la guerre des gangs était considérable auprès des malfrats. La consécration consistant à s’être fait tirer deux fois le portrait : la première, de leur vivant, la seconde, une fois mort. Né en Pologne en 1899, Weegee était un oiseau de nuit. De 1935 à 1947, il n’a cessé de hanter les bas-fonds de New York pour arriver le premier sur chaque scène de crime, livrer ses photos avant quatre heures du matin, damer le pion à ses concurrents. Sa botte secrète ? Une radio branchée sur les ondes courtes de la police et sa voiture laboratoire, grosse Chevrolet bourrée à craquer de matériel – plaques photos de rechange, nourriture, machine à écrire, lampes à infrarouge – et de produits de première nécessité – boîte de cigares, sous-vêtements ou déguisements. Ainsi, aucun accident de voiture, incendie, assassinat, braquage, noyade ou autre acte désespéré ne lui échappait. Surtout pas le détail qui allait faire la grandeur de l’image, celui que lui seul avait vu, quitte à le mettre en scène, comme ce Stetson posé délicatement contre l’épaule d’un macabée endimanché. Dix ans à ce régime et c’en était fini de Weegee. Usé par le crime et la misère,  » The Famous  » ne rêvait que d’une chose : Hollywood et ses stars. Aujourd’hui, il aurait fait fortune avec ses photos de vedettes, plus en vogue – on le sait – que les dessoudés. Je me demande comment il aurait photographié ce jeune otage sud-coréen retrouvé assassiné par les talibans le 31 juillet dernier ? Jeté sur un talus au bord d’une route de campagne à dix kilomètres de Ghazni au sud de Kaboul, le garçon paraît dormir paisiblement, couché sur le côté comme s’il faisait la sieste. La scène est d’une brutalité inouïe. Non par l’atrocité de ce corps abandonné saisi dans les premières heures de sa mort, mais par le calme qui l’entoure, l’indifférence.

(*) Chaque semaine, la journaliste et écrivain Isabelle Spaak (Prix Rossel 2004 pour son roman d’inspiration autobiographique Ça ne se fait pas, Pocket) nous gratifie de ses coups de c£ur et coups de griffe.

Isabelle Spaak

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