Le ballet des corps prudents

© KAREL DUERINCKX

Les rues sont pavées d’humeurs, de rencontres, de silences ou d’aveux. Lisette Lombé s’y abandonne et s’y émerveille, humant l’air du temps de sa prose nomade.

J’écris ce début de chronique en attendant que les organisateurs de l’apéro littéraire auquel je suis invitée lancent la rencontre en distanciel. Par la fenêtre, j’aperçois les cimes des arbres recouvertes de neige. Une dizaine de corbeaux semblent regarder dans ma direction. C’est un peu inquiétant. Ma voiture est bloquée devant chez moi. Verglas, rue escarpée, pas de pneus adaptés à la saison, piège de glace. La solidarité de mes voisins n’a pas suffi à déplacer mon véhicule dans le sens de la descente et me voilà revenue aux conditions du confinement, à devoir lire des textes et répondre aux questions du public en direct de mon salon.

Je peste intérieurement contre mon manque d’anticipation de la dégradation des conditions climatiques. J’aurais dû m’organiser, partir plus tôt et utiliser les transports en commun. Je suis triste pour les personnes qui avaient préparé un dispositif accueillant et pour celles qui se sont déplacées à Charleroi expressément pour me voir. Je vais m’efforcer de partager mes idées et mes poèmes avec générosité et authenticité. Mon visage sur grand écran ne remplacera pas l’épaisseur de mon corps, mais l’année 2020 m’a appris qu’il était quand même possible que des humains se touchent et s’émeuvent à distance.

Devant moi, les notes griffonnées depuis que la neige a commencé à tomber sur Liège, il y a deux jours. J’ai observé la modification des trottoirs en patinoire à ciel ouvert et la sagesse des corps qui redoublent de prudence. J’ai indiqué un chiffre dans la marge pour chaque rencontre.

UN. Une femme fume une cigarette devant un bar, abritée par un auvent. Elle est au téléphone et dit, sur un ton sentencieux, que ça ne sert à rien de pleurer à gauche ou à droite. J’imagine la personne à l’autre bout du fil qui n’a pas d’autre choix que d’acquiescer face à un pareil aplomb. Quelle place pour les larmes dans une société où il nous faut rebondir très vite après chaque échec? DEUX. A la sortie d’un syndicat, un homme conseille à un collègue plus jeune: «C’est en se montrant exemplaire qu’on motive les affiliés!» Ce message de droiture me fait du bien. Je souris, les joues mouillées par les flocons. TROIS. Un adolescent qui court pour ne pas louper son bus se gamelle juste devant moi. Il glisse sur le dos. Son sac de sport lui échappe des mains. Il regarde autour de lui, s’assure que personne n’a été témoin de sa chute. C’est l’âge où la gêne s’invite au quotidien. Je fais semblant que je n’ai rien vu pour ne pas en rajouter une couche. QUATRE. Un homme est assis, à même le sol, capuchon sur la tête, écharpe remontée jusqu’aux yeux. Devant lui, un gobelet en plastique avec quelques pièces. Il est trempé, immobile. Les passants, pressés de se mettre à l’abri, ne semblent pas le voir. Combien de temps va-t-il tenir ainsi? Va-t-il se laisser recouvrir et disparaître de notre paysage? CINQ. Une femme malvoyante qui encourage son chien en train de patiner sur le sol glissant: «Allez, c’est difficile mais on doit travailler!» SIX. Une vieille dame qui semble se parler à elle-même en me disant de faire attention. Nous avons en commun un col du fémur précieux. Mes os sont plus jeunes que les siens, mes jambes plus robustes, mes réflexes meilleurs, mais nous sommes reliées par un même risque de la chute. Je souhaite intérieurement à cette dame d’arriver à bon port et de garder une belle qualité de vie le plus longtemps possible.

Quelle place pour les larmes dans une société où il nous faut rebondir très vite après chaque échec?

J’espère pouvoir, comme elle, atteindre ce quatrième âge et continuer à me mouvoir. J’arpenterai mon quartier en tortue vénérable. Je sortirai mon porte-monnaie en tremblotant à la caisse des magasins. Mon cabas ne contiendra que l’essentiel. J’aurai peut-être un chat, peut-être des petits-enfants, probablement la moitié de mes amies enterrées et un pilulier à remplir chaque jour.

Dans la salle, à Charleroi, les gens s’installent. Un léger écho dans mes écouteurs va m’obliger à me concentrer et à batailler contre ma propre voix. Il ne faudra rien laisser paraître, se surpasser pour compenser l’éloignement. Dehors, les corbeaux ont disparu. Je ne les ai pas vus s’envoler. Je ne sais pas ce qui est le plus inquiétant, finalement: leurs yeux, leurs plumes noires ou, comme en amour, l’absence après la présence.

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