À Bruxelles, une génération de restaurateurs a entrepris de laver l’affront gastronomique fait à la cuisine italienne. Portraits d’hommes et de femmes d’honneur.

Il est des sujets avec lesquels on ne plaisante pas. La cuisine italienne est de ceux-là. Qu’il s’agisse du caractère al dente d’une pâte ou de l’usage prohibé du parmesan sur les vongole – une insulte suprême faite à la mère-patrie -, la gastronomie cisalpine répond à un code de l’honneur strict. Ces lois d’airain n’ont malheureusement pas toujours été respectées…

Expert en la matière, Carlo de Pascale, créateur des cours de cuisine Mmmmh !, revient sur l’histoire de cette tambouille à Bruxelles. Pour celui qui a participé à son renouveau via son restaurant Perbacco, on peut distinguer trois phases distinctes.  » La première génération, celle qui s’est implantée à partir des années 40, souvent du côté du quartier de la gare du Nord, a mitonné une cuisine locale fidèle à ses racines s’adressant à la communauté italienne elle-même. La référence était alors Inès, une adresse que je qualifierais d’ethnique. On y savourait d’excellentes préparations du nord-est de la Botte. Chez Inès, comme ailleurs, il n’y avait pas de véritables chefs, il s’agissait plutôt de femmes et d’hommes qui reproduisaient des gestes appris de leurs parents. « 

Phase 2, sous la pression du succès des pizzas telles que popularisées à New York, un nouveau type de restaurant italien émerge dans les années 60.  » Je n’ai jamais vraiment compris pourquoi après des débuts très « terroir », une hybridation s’est produite, poursuit Carlo de Pascale. Les cartes s’uniformisent en rompant avec ce qui se fait en Italie. La trilogie qui règne alors est constituée de pizzas, de pâtes et de scampi. C’est le triomphe du bolognaise, du carbonara, des lasagnes et des fameuses « fiasci » de Chianti – ces bouteilles bardées d’osier au goulot allongé.  » Cette version formatée, et qui a toujours cours, est perçue par les puristes comme une trahison.  » Heureusement, parallèlement à cela, des adresses haut de gamme sont apparues qui défendaient une approche fidèle de la cuisine bourgeoise transalpine « , se réjouit Carlo de Pascale. Restait à trouver le chemin du grand public.

Au début des années 90, la génération montante amorce un virage à 180° en mettant ses talents au service des valeurs gastronomiques italiennes : le produit, la fraîcheur, la simplicité et la cuisine de l’instant. Selon Jo Giammorcaro, à qui l’on doit le Mano a Mano et La Fabbrica, cette rupture a été facilitée par l’arrivée de fonctionnaires européens italiens en poste à Bruxelles mais aussi grâce à la démocratisation du voyage qui a donné envie aux Belges de retrouver chez eux ce qu’ils découvraient en Italie.

 » Il y a eu un vrai retour à l’italianité, précise Carlo de Pascale. Cela s’est traduit par l’importation de nombreux produits mais aussi par des cartes qui respectaient la tradition « antipasti, primi et secondi piatti ». Il est amusant de constater que là aussi, ce ne sont pas de véritables chefs qui ont initié ce changement de paradigme.  » Lui qui organise chaque année l’Estate Italiana – un événement qui rassemble chefs et produits de la Botte -, appelle de ses v£ux une évolution supplémentaire.  » Maintenant qu’elle a renoué avec ses racines, il serait salutaire que la cuisine telle qu’elle est pratiquée chez nous invente et fusionne. De la même façon qu’on ne parle plus en termes de « gastronomie française » des créations d’un Pascal Devalkeneer ( NDLR : le chef du Chalet de la forêt, à Uccle, nouveau 2-étoiles bruxellois), il est crucial qu’elle s’affranchisse des barrières pour qu’elle ne se folklorise pas.  » En attendant, gros plan sur les figures emblématiques de la relève gastro- nomique italienne à Bruxelles.

LES PARRAINS

En 1999, avec son associé Antonio Pinto, Aurelio Rico, venu en droite ligne de Toscane, a ouvert Sale Pepe Rosmarino, une enseigne taillée à la serpe. Murs vert d’eau, sol en granito, sets en papier et chaises en osier…  » Notre ambition est de rompre avec les codes habituels de la restauration, explique Aurelio. L’idée est que le convive se sente comme en famille. Pour cette raison, il n’y a pas de carte, juste un seul tableau qui passe de table en table. Cette formule oblige à poser des questions, à être participatif.  » Au menu renouvelé tous les trois jours : des plats, souvent de pâtes, issus des différentes régions de l’Italie mais  » proposés au moment de l’année le plus opportun « . Quelques raretés – comme un Cacciucco alla livornese, une excellente soupe de pêcheurs originaire de Livourne – sont également concoctées. Le tout élaboré en flux tendu depuis une cuisine minuscule – qui compte un four à pizzas – sans chambre froide, ni congélateur.

Vincenzo Marino, un Napolitain expatrié, évolue, lui, en mode  » small is beautiful  » au Vini Divini, un établissement bâti sur l’emplacement exact de deux places de parking. Au total, un comptoir et 22 couverts que s’arrache le Tout-Bruxelles, de Pierre Marcolini à Guy Verhofstadt, en passant par la princesse Astrid. Ici, le tableau noir aussi minimaliste que percutant s’impose sous l’intitulé  » Oggi si mangia  » ( » aujourd’hui, on mange  » en VF) avec deux entrées consacrées – des antipasti dont les légumes sont accommodés sur place et une scarmozza redoutable – et trois ou quatre plats souvent puisés dans le registre de la cuisine du sud de la Botte – comme ces bonbons d’espadon farcis, entre autres, de salade romaine et de colatura di alici, un coulis d’anchois. 1 500 références viticoles boostent le tout.

Dernière cantine façon  » padrino « , la Caneva de Ruggero Zanon est l’adresse que les amateurs se refilent depuis huit ans sous le manteau. À épingler, une carte à deux vitesses. D’un côté, des classiques tels qu’un Osso bucco – l’un des meilleurs de Bruxelles – ou un foie de veau à la vénitienne. De l’autre, une série de suggestions qui font la part belle à la Vénétie, la région natale du patron. Bigoli in tocio, sopa coada, spaghetti alla busara… autant de mets peu servis sous nos latitudes. Épaulé par son chef et associé Gianluca Zanatta, Ruggero ne laisse rien au hasard quant à la qualité des produits de base souvent importés d’Italie ou des meilleurs fournisseurs belges – ainsi de la viande achetée chez Van Engelandt. Dernier atout, sommelier de formation, le maître des lieux s’est fait une spécialité de flacons vifs et minéraux qui s’écartent de vins italiens lourds et trop alcoolisés.

LES AFFRANCHIS

La gastronomie italienne made in Brussels peut aussi compter sur une série de jeunes pousses pour redorer son blason. Ainsi de Michele Rosa, Belge d’origine romaine dont le Caffè al dente a vu le jour en 2000. Simple snack au départ, il est devenu une osteria – du nom de ces petits bistrots transalpins servant une nourriture sans prétention, fraîche et axée sur le produit – courue par les amateurs du genre. Et depuis un an, Michele s’est associé à Lakhdar Hamina, passionné d’Italie depuis un programme d’échange scolaire à Turin, afin de dédoubler son concept. Désormais, Caffè al dente intègre un negozio – une boutique qui permet de s’approvisionner en pâtes, huiles mais aussi produits frais à tomber façon burrata bio, prosciutto D.O.P, olives… – et un comptoir où déjeuner d’un plat de pâtes, prendre l’apéro en savourant une des 450 références de vin tout en dégustant une planche de charcuterie. Signe particulier, l’adresse défend les vignerons italiens avant-gardistes qui se sont lancés dans le vin nature.

La Fabbrica, elle, est née sous l’impulsion de Bilitis Scaramuzza – sylphide déjà repérée pour Oggi, une néo- cantine uccloise d’inspiration cisalpine -, de Jo Giammorcaro – à qui l’on doit le Mano a Mano, un restaurant précurseur du renouveau de la cuisine italienne – et Damiano Claudio – chef originaire des Pouilles qui a exercé son métier aux quatre coins du monde sur les bateaux de la marine marchande vert-blanc-rouge. Ensemble, ils ont aménagé une vaste brasserie post-industrielle sur le site de Tour & Taxis. Béton brut et bardage en mutenyé, un bois africain, l’adresse ne désemplit pas. La carte fixe, bien balancée de pâtes et de pizzas (orichiette al ragu di salsiccia, pizza prosciutto e salvia…), se voit renforcée par des suggestions en phase avec les saisons : comme de toutes simples mais excellentes penne al cime di rapa (un légume considéré comme l’ancêtre du brocoli).

LES RADICAUX

Deux portraits – et non des moindres – manquent à cette galerie pour qu’elle soit complète. Dans un style totalement différent, et à quelques centaines de mètres l’un de l’autre, Roberto Casula et Michaël Monticelli font valoir les démarches les plus novatrices. Avec sa Bottega della Pizza, le premier – associé à Laurence Garcia – renouvelle l’image de la pizza. Originaire de Sardaigne et formé à Naples, Roberto a roulé sa bosse avant de se fixer. Son parcours chahuté l’a mené d’un double étoilé en Italie jusqu’à Berlin où il a ouvert une pizzeria sur une péniche. Des nappes à carreaux, un grand  » Si  » collé au mur et un tableau noir, pas de doute, cette Bottega possède autant d’allure que la jambe et l’épaule de Casula dont les tatouages polynésiens portent la signature de Bruno Kéa. Son restaurant, lui, a pour ambition d’élever la trop galvaudée margherita du côté de la gastronomie. Pour cela, le pizzaiolo sarde ne travaille que des ingrédients frais avec lesquels il compose des délices uniques. Un exemple ? La  » tonno e cipolla « , une pizza blanche – c’est-à-dire sans tomate – à base de fior di latte – un fromage à pâte filée -, d’oignons rouges de Calabre et surtout de thon rouge frais coupé en sashimi.

De l’extérieur, I Monticelli est un banal café bruxellois – patiné à la fumée de cigarette – comme il en existe des milliers. Sur la façade, rien ne dit qu’on peut y manger. À l’intérieur, un bar en brique, un billard recouvert d’une toile en plastique et un grand drapeau italien plantent le décor. Seul un petit tableau avec quelques suggestions trahit l’omerta gastronomique. C’est qu’avec son physique de rugbyman et ses 29 ans, Michaël n’est pas du genre à faire des courbettes. Après avoir bossé pour le traiteur Loriers et s’être fait la main à Londres, il s’est rangé des voitures en rejoignant l’affaire familiale. Il tient son savoir-faire de sa grand-mère des Abruzzes – ah, les succulents gnocchi ! – et signe une cuisine italienne sans complaisance – il ne craint pas, par exemple, d’inonder les pâtes d’huile d’olive comme cela se pratique dans son pays natal. À condition de jouer le jeu, c’est-à-dire, de s’en remettre à ce que le marché et la saison ont à offrir de bon aux yeux du chef – un jour, le faste d’un poisson au four, et un autre, la simplicité de linguine à l’ail et aux épinards -, on communie ici avec la spontanéité et la fraîcheur de l’Italie. Buonissimo.

Carnet d’adresses en page 72.

PAR MICHEL VERLINDEN / PHOTOS : RENAUD CALLEBAUT

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