LE GOÛT des autres

Vivre sous un même toit, mais chacun chez soi, avoir plusieurs dizaines d’années d’écart et l’envie de s’entraider, cohabiter dans une maison  » kangourou « , c’est le pari pas si fou de quelques visionnaires ardennais. Reportage à Rogery et à Bovigny.

Toutes les maisons ne sont pas des maisons comme les autres, elles sont parfois  » kangourou « , comme à Rogery et à Bovigny, villages fleuris, dans la commune de Gouvy, 50° 11′ Nord et 5° 56′ Est, au coeur de la haute Ardenne. Là, vivent Monique, 72 ans, et Dimitri, 24 ans, Maggy, 61 ans, et Johanne, 28 ans.

Un toit et quatre murs, cela fait un abri, un lieu où vivre, manger, dormir, se protéger de la pluie, du froid, de la chaleur, de l’orage. Cela délimite par la force des choses le dedans et le dehors, l’intérieur et l’extérieur, la sphère privée et la publique, ce qui permet de dire en raccourci  » j’habite donc je suis « . Quand, en plus, ce logement/prolongement de soi se fait appeler kangourou, cela mérite une explication, rapport à la poche protectrice du marsupial qui lui permet d’abriter ses petits.

Comme toutes les idées géniales, il a d’abord fallu un temps de réflexion et de maturation avant que le projet ne prenne vie. Et l’ouverture d’esprit d’une femme, Bernadette, qui sait que les petites gouttes d’eau font les grands océans mais n’a jamais cru béatement que l’on vivait au pays des Bisounours. Les contes de fées, très peu pour elle. Depuis toujours, elle travaille sur l’émancipation des femmes en milieu rural, avec l’Action Chrétienne Rurale des Femmes – la pauvreté cachée, la honte, elle connaît, la précarité, la solitude, les fermes en déshérence, aussi. En 1993, l’ASBL Gestion Logement Gouvy voit le jour, elle en est l’une des chevilles ouvrières. Treize ans plus tard, elle y est toujours et suit une formation en sciences sociales du travail, à Bastogne ; il lui faut écrire un  » mémoire action « , elle a entendu un sociologue parler de l’habitat kangourou, elle tient son sujet.  » Cela m’inspirait, ma mère avait vécu pendant des années avec moi, à la maison, elle ne pouvait plus rester seule, le soir l’angoissait. Elle aurait certainement aimé rester chez elle si une jeune fille avait pu loger sous le même toit, à l’étage… Je me suis renseignée sur l’habitat intergénérationnel et j’ai fait une petite étude, dans la commune (4 900 habitants). A cette époque-là, 650 personnes de plus de 65 ans vivaient seules dans de grandes maisons. Cela posait question.  »

Bernadette lit le peu de littérature qui existe sur le sujet, découvre qu’à Molenbeek, depuis 1986, le Foyer Dar al Amal pratique très officiellement l’habitat kangourou. Elle fait le voyage, rencontre Ida, 75 ans, qui lui raconte son expérience, avec volet multiculturel : elle vit au rez-de-chaussée, Saïda et ses 5 enfants à l’étage, entre elles, une vraie relation intellectuelle. L’étudiante sait qu’elle est dans le bon, elle défend son mémoire, avec une petite idée derrière la tête.  » Mon défi, dit Bernadette, c’était de proposer à l’ASBL Gestion Logement Gouvy de tenter l’expérience, c’était en 2008, j’avais 64 ans.  »

En 2010, un premier binôme se forme. Monique, 72 ans, retraitée, a fait rénover la grange et les écuries d’une ancienne ferme, dans le hameau de Rogery. Elle veut  » aider un jeune couple fragile « , avec bébé, mais l’expérience tourne court, la faute à des valeurs de vie non partagées, Monique est dépitée ; l’association retient la leçon, souligne très officiellement les différences entre l’habitat kangourou et une offre locative quelconque : volontarisme, autogestion, réciprocité, cooptation et projet commun. Et définit noir sur blanc ses rôles : informateur, gestionnaire de dossier, accompagnateur et médiateur.

En janvier 2013, un appel d’offre est lancé, puis un autre, mais formulé différemment,  » on a été maladroits, se souvient Bernadette, on avait écrit « Habitat Kangourou », personne n’y comprenait rien, ça faisait même fuir les gens « . Dimitri, lui, n’avait jamais entendu parler d’un truc pareil. Il recherche simplement  » le calme et la tranquillité « , a 24 ans, travaille dans le bâtiment, spécialité maçonnerie et gros oeuvres et rêve de construire sa maison à lui.  » Je connais sa mère, explique Bernadette, c’est important, les gens ont besoin d’être en confiance, il s’agit de leur intimité, la proximité est primordiale.  » Depuis sept mois maintenant, le jeune homme vit au-dessus de chez la sémillante mamie, qui s’avère être une amie de sa grand-mère, comme le monde est petit. Aujourd’hui, Monique est de sortie, c’est la fête des trois fois vingt et plus, au cercle Chez nous, qui porte bien son nom, on a tapé le carton, porté quelques toasts à la santé des copains. Demain, elle travaillera dans son grand et beau jardin et Dimitri changera l’ampoule du spot, à l’entrée de l’ancienne laiterie.

A Bovigny, Maggy, 61 ans, Johanne, 28 ans, et leur habitat kangourou jouent volontairement les cobayes pour l’association. Il faut dire que l’aînée, qui ne fait pas son âge, aide dans l’économie sociale à Arlon, a créé au Burkina Faso un projet de distribution de vivres pour les enfants, bâti les annexes de sa maison de ses mains, préfère le recyclage et les patines, connaît Bernadette depuis quelques années déjà. Laquelle, au tout début de sa réflexion sur l’habitat intergénérationnel, lui avait proposé de faire partie de l’ASBL Gestion Logement Gouvy.  » Tu seras intéressante à entendre, lui avait-elle dit, pour pouvoir construire notre charte, il nous faut des gens qui osent critiquer et s’interroger.  » Maggy accepte, fait part de ses doutes, se tâte encore,  » kangourou, pas kangourou ? « , jusqu’à ce qu’elle rencontre Johanne, animatrice pour jeunes,  » le hasard fait souvent bien les choses, mais existe-t-il ? « , murmure-t-elle. Le binôme n’a eu besoin ni d’appel d’offre en bonne et due forme ni de l’association pour se trouver et exister, tant mieux, il servira spontanément de modèle à observer. Depuis un an, donc, régulièrement, Bernadette, Véronique et le reste de l’équipe les rencontrent, les écoutent et consignent le tout dans un rapport qui balise le chemin parcouru, celui qui reste à faire, avec la charte en toile de fond, la confiance et le respect en guise de contrat. Dans le jardin, il y a un four à pain, un ginkgo biloba, des chats, un chien, un tas de vieilles pierres pour accueillir les orvets, un potager, des groseilles et de la rhubarbe, deux bassins de lagunage, tout ici est fait dans les règles de l’art écoresponsable. Maggy rend à la terre ce qu’elle lui offre. Et le reste à l’avenant.

PAR ANNE-FRANÇOISE MOYSON / PLANS ET DESSINS : FLORENCE RADU

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