Le graffiti se range des baskets

Né dans les quartiers pourris des cités, le street art s’éclate aujourd’hui sur les murs lisses des lofts de la hype. Et cartonne dans les salles de vente les plus chics.

« Lorsqu’il faut s’expliquer avec la police, il est essentiel de ne pas perdre son sang-froid, insiste Banksy, le street artiste le plus célèbre et le plus bankable du monde. Les graffeurs ne sont pas des voyous. Pas plus en tout cas que tous ceux qui considèrent que l’idée d’entrer quelque part, ne rien voler et y laisser sa signature en grand sur un mur est la chose la plus débile qu’ils aient jamais entendue. « 

L’homme, dont on s’arrache les £uvres aujourd’hui dans les salles de vente les plus cotées, ne craint plus d’être embarqué par les bobbies pour destruction de bien public. Ce qui était considéré hier comme un acte de vandalisme décore désormais les intérieurs les plus huppés. Au risque d’ailleurs de choquer les puristes du genre qui s’interrogent : cette forme d’art urbain avec son style direct, très fort graphiquement, influencé par divers courants de la culture underground a-t-il encore le moindre sens, extirpé de cet espace public qu’il transforme en galerie et avec lequel il interagit librement, sans l’influence d’un curateur ?

 » On aurait pu croire que l’audace même du street art s’avérerait trop écrasante dans un intérieur, qu’il ne fonctionnerait plus sorti de son contexte, souligne Cassius Colman, curateur de la galerie londonienne Nelly Duff, spécialisée dans le genre. Mais en réalité, ces £uvres d’art sont tellement puissantes que leurs propriétaires ont tendance à s’y attacher fortement. Elles occupent une place de choix dans la maison et deviennent un sujet de conversation.  » Leur taille aussi et leur format, même hors norme, restent raisonnables par rapport à la plupart des installations d’art contemporain.  » Quel intérieur peut aujourd’hui accueillir une vache dans une boîte remplie de formol « , ajoute malicieusement Cassius Colman.

Oubliés les copies de Van Gogh et les posters de Monet. Popularisé comme le hip-hop et les sports extrêmes par l’Internet, légitimé par les campagnes de marques comme Nike, Sony, Nokia ou IBM qui ont largement fait appel au street art dans leurs publicités, le graffiti et ses dérivés apportent désormais à nos lofts un petit côté edgy, plutôt bien vu d’ailleurs, même chez les plus nantis, Brad Pitt en tête, qui pourtant n’a pas dû passer beaucoup de temps dans sa vie dans les quartiers pourris des cités où le street art a vu le jour à l’origineà

Le buzz est là. Et les prix s’envolent. Ainsi, en février dernier, lors de la première vente aux enchères consacrée au street art par la très estimée maison Bonhams, à Londres, les montants déboursés ont atteint les 250 000 euros. Forte d’un tel succès, la salle de vente a déjà agendé une nouvelle session en octobre prochain. Comme d’autres grands musées, le MoMa, à New York, se jette sur les £uvres des ex-graffeurs les plus cotés. Le graffiti est devenu cool. Il est même, dans certains cas, protégé, par ceux qui, hier encore, bien souvent, le décriait. Ainsi, à Bristol, alors que l’administration publique s’apprêtait à faire  » nettoyer  » une £uvre de Banksy, les résidents du quartier n’ont pas hésité à faire campagne pour s’y opposer.

 » Comme toutes les formes d’expression artistique, le street art est soumis à des cycles et comme tout mouvement de culture underground il a fini par faire surface, explique East Eric, un artiste français célèbre pour ses voitures entièrement bariolées de couleurs vives et ses fourmis géantes en polyuréthane. Mais cette fois, le street art a pris ses marques, il est reconnu comme un courant d’art majeur de notre temps, à l’histoire documentée. « 

De là à penser qu’il y a de bonnes affaires à conclure, il n’y a qu’un pas que de nombreux spéculateurs ont déjà franchi. Afficher un graffiti coté sur ses murs n’est plus seulement le signe d’une certaine largeur d’esprit. Selon l’agent de Banksy, Steve Lazarides, deux £uvres de Faile et de Paul Insect, deux noms émergeants dans le monde de l’art urbain, vendues respectivement 2 500 et 9 000 euros début 2007 sont estimées aujourd’hui à 9 000 et 45 000 euros. A Paris, aussi, les prix donnent le tournis, comme en témoignent les catalogues de la maison de vente Artcurial qui a déjà consacré deux ventes spéciales aux grands maîtres de la peinture à la bombe. Le 18 février dernier, des £uvres de Blek le Rat et de Crash s’y sont envolées à 18 558 et 43 372 euros respectivement.

Derrière chaque £uvre, l’idée de performance

Toutefois, de nombreuses £uvres d’artistes labellisés street art restent encore très abordables.  » Dans notre galerie, nous croisons aussi bien des collectionneurs pointus que des jeunes qui se saignent pour acheter un dessin à crédit, confirme Alice van den Abeele, directrice de la galerie Alice, à Bruxelles. C’est un nouveau public d’acheteurs qui a grandi avec cette culture et qui est ravi de la voir enfin valorisée. Le succès que rencontrent ces artistes dépasse toutes nos espérances. Ils ont grandi une bombe à la main, avec en tête l’idée de performance, le goût du risque. Ce qu’ils proposent aujourd’hui est nourri de cette culture street art, ils en manient les codes pour créer des £uvres d’art à part entière qui sont bien plus que de simples graffitis. « 

Ce qui par essence était temporaire et gratuit fait désormais l’objet de spéculation, même si, pour tous ces créateurs, le plus important reste la reconnaissance du milieu dont ils sont issus.  » La plupart de ces artistes ont un autre boulot, précise Jason Zeloof, propriétaire de la galerie londonienne Stolen Spaces. Ils sont graphistes ou bossent dans la publicité. Cet art qu’ils produisent pendant leur temps libre est influencé par les codes de l’univers du skate et du graffiti. Une esthétique qu’ils partagent avec les acheteurs qui veulent mettre une tranche de cette culture sur leurs murs. Ils y sont plus attachés qu’à une autre £uvre d’art.  » Plus accessibles – dans tous les sens du terme – que d’autres formes plus conceptuelles d’art contemporain, ces £uvres réussissent pourtant à capturer un je-ne-sais-quoi de subversif, tout en reflétant, par le discours politique qu’elles intègrent souvent, les préoccupations du moment avec un zeste d’humour.

Des banquiers comme des plombiers

 » L’acheteur potentiel découvre souvent ce type d’£uvre dans la rue pour la première fois, ce qui rend ensuite l’acte d’achat beaucoup moins intimidant, souligne Mike Snell, l’agent d’artistes comme Blek Le Rat, Swoon ou D*Face. Tout le buzz qu’il y a eu autour de Banksy a attiré l’attention des gens sur l’existence d’un marché potentiel pour le street art, même s’ils vivaient plutôt dans des quartiers où les graffitis restaient peu présents. Les acheteurs sont tout aussi bien des patrons d’hedge funds ( NDLR : fonds spéculatifs) que des plombiers. Souvent, ils n’avaient jamais acheté d’£uvre d’art auparavant. Très peu de mouvements artistiques peuvent ainsi se vanter d’avoir créer un nouveau marché.  »

Dans les années à venir, et sans doute plus vite qu’on ne le pense, ceux qui auront sur leurs murs une £uvre de street art seront sans doute en possession d’un témoignage visuel d’un passé déjà révolu. Le graffiti n’est peut-être pas vraiment neuf – après tout, les peintures des grottes de Lascaux en sont sans doute le premier exemple et l’on dessinait déjà à la craie sur les rues pavées de Vérone au xvie siècleà- mais son basculement dans le monde arty des galeries pourrait entraîner sa disparition pure et simple de la rue. Une nouvelle génération d’artistes, plus radicaux et davantage portés sur les nouvelles technologies préfère aujourd’hui l’Internet pour diffuser ses £uvres que les coins sombres des couloirs du métro.

 » Le marché est déjà en pleine évolution, observe Cassius Colman. Certains artistes créent des £uvres pour la rue mais tout en pensant déjà à en tirer une version papier, en série limitée destinée à la vente. Ces pièces fabriquées ont de moins en moins de substance : qui a encore envie d’un vilain imprimé de Kate Moss sur ses murs ? C’est aux acheteurs que revient la responsabilité de séparer le bon grain de l’ivraie. Le meilleur du street art trouvera toujours preneur car il a quelque chose à dire. « 

Josh Sims, avec Isabelle Willot

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