D’un manoir familial abandonné, l’architecte Philippe Honhon a fait un logis inédit où art, artisanat et récup’ batifolent avec poésie pour raconter une histoire d’amour, celle d’un homme et d’un lieu.

Passer le portail de la maison de Philippe Honhon, c’est un peu comme entrer dans une autre dimension. Blottie derrière une muraille, aux confins du Brabant wallon, la demeure en pierre de Gobertange et brique, usée par le temps et annexée au gré des épisodes de son existence, semble tout droit sortie d’un conte. Si l’endroit dévoile d’abord son charme bucolique, il ne faut pas longtemps pour se rendre compte qu’il y a ici quelque chose d’insolite, un je-ne-sais-quoi qui nous pousse à croire que le Lapin blanc et la Reine de Coeur d’Alice au pays des merveilles vont surgir d’un buisson de l’immense jardin qui entoure l’habitation. Dans un coin de la propriété, une étrange voiture-sculpture, bricolée par l’habitant, a été réhabilitée en chambre d’amis. Plus loin, c’est une trancheuse de boucher qui se dore sous le soleil automnal, dans l’attente d’une éventuelle fête pour se remettre au travail. Partout, des mains fichées sur de longues tiges jaillissent des parterres.  » Ce sont mes Mathilde, elles sont faites avec d’anciens moules à gants en silicone devenus d’élégantes fleurs saluant d’un geste auguste les visiteurs quand le vent souffle « , plaisante celui qui aime se dire fleuriste-ferrailleur. Sous le porche, une paire de jambes en plâtre  » hermaphrodite « , dixit Philippe Honhon, dénichée chez un vide-grenier, accueille et monte la garde. Par-dessus, une passerelle métallique tout en finesse relie deux terrasses. Elle a été dimensionnée pour qu’une personne y passe avec un grand plateau dans les mains, s’évasant vers le haut pour suivre la courbe des hanches. Un geste contemporain mais qui apparaît pourtant complètement intemporel.

DÉSORDONNÉ ÉQUILIBRE

Une fois la porte d’entrée de l’habitation franchie – ou plutôt l’une des portes car il y en a plusieurs,  » c’est au visiteur de choisir  » -, le voyage en absurdie continue, entre objets chinés selon les coups de coeur et les voyages, meubles de récup’ et pièces design – une Lounge chair des Eames, une lampe Pipistrello… Les murs, eux, sont couverts d’oeuvres ayant chacune leur histoire : des paysages de Luc Kaisin –  » c’est chez lui que mes parents se sont vus pour la première fois  » -, des compositions miroitantes d’Elisabeth Barmarin –  » mon amie et prof de dessin, ses créations veillent et m’inspirent par leur force née de leur grande fragilité « . Les caissons de la vieille porte d’entrée ont, eux, été investis par des encres de l’artiste Kiran Katara…  » Il y a des rencontres improbables entre ancien et moderne, Orient et Occident précieux et banal. Je me sens comme un chef d’orchestre ou un cuisinier qui essaye de mettre en musique des ingrédients hétéroclites. L’harmonie dans le chaos « , résume assez bien le propriétaire.

C’est que l’homme n’est pas un farfelu. Professeur d’architecture et de design à Saint-Luc Bruxelles (UCL), c’est avant tout un fervent défenseur de l’art de bâtir intelligemment. Soucieux du détail jusqu’à dessiner sur place, avec un coup de crayon incroyable, un pan d’armoire ou une fenêtre de salle de bains, pour s’assurer qu’on y verra la campagne assis dans la baignoire ; jusqu’à penser la moindre poignée de vestibule ou le profil d’une marche pour que la montée de l’escalier soit parfaitement fluide, il fait de chacun de ses projets un bijou unique.  » L’architecture est une chorégraphie, les escaliers se balancent, les murs prennent d’étranges directions, chaque oblique est scrupuleusement réglée « , s’enthousiasme-t-il. Le sur-mesure est son défi quotidien et son chez-lui, son manifeste… ou plutôt son  » laboratoire « , comme il aime le souligner.  » Le travail sur cette maison permet de m’exercer car le sujet est finalement toujours le même. Qu’il s’agisse d’une cabane dans la forêt, d’une crêperie à Tokyo ou d’un stade au Liban, on est confronté à des contraintes préétablies et on cherche à trouver un équilibre dans ce désordre. C’est cela mon métier.  » Mais également sa vie, car le concepteur semble ne jamais s’arrêter de penser à ce chantier en perpétuel mouvement…  » Finalement, plus qu’un laboratoire, cette habitation est une vraie plaine de jeux « , conclut-il.

L’ESPACE DILATÉ

Dans les années 70, la bâtisse servait de bicoque de campagne à la famille Honhon. Le confort y était alors très rudimentaire et seule la petite tour de guet, offrant en son sommet un point de vue dominant sur toute la région, était occupée. La grange et les annexes, ainsi que le puits, le four à pain et la chapelle disséminés dans le jardin, étaient presque à l’abandon. Il y a une quinzaine d’années, l’architecte et sa compagne Tania décidèrent de réhabiliter le bien pour en faire leur résidence principale.  » Ce sont mes racines, explique-t-il. Nous voulions le rendre habitable en gardant l’esprit du lieu. Cet endroit est le résultat d’ajouts de diverses époques, toutes les pièces sont accolées et se suivent comme des wagons. L’espace est exigu… mais d’une richesse incroyable.  » Et d’insister sur l’importance de la poésie du projet, trop souvent oubliée dans les buildings actuels où la rentabilité et l’efficacité de formes standardisées prévalent :  » L’ancien nous apprend à faire une modernité sensible et pas seulement scientifique. J’aime l’indéfini, l’imperfection, l’asymétrie du grain de beauté de Marilyn « , énumère-t-il.

Le travail de reconversion de ce drôle de château a principalement consisté à agrandir visuellement les volumes, à l’image de la tour de quatre mètres sur quatre, datant du XVIIe siècle et qui accueille aujourd’hui deux chambres et un salon. Tout y est imbriqué. Un escalier remarquable, en métal déployé, permet d’accéder au premier étage sans même toucher la pierre ancienne.  » Cette performance d’ingénierie a été réalisée de concert avec le ferronnier-philosophe Eric Leloup « , souligne le concepteur. Pour rejoindre les combles, une échelle de meunier a été véritablement sculptée à la scie, sur place, afin de profiter du moindre centimètre carré. Dans chaque pièce, le mobilier est conçu sur mesure afin de rentabiliser tous les recoins. Le sous-sol de la tour a par ailleurs été remodelé afin de créer un accès indépendant et d’y placer les services – cuisine d’appoint, toilette sèche… Tous les meubles y ont été dessinés de A à Z et montés avec des panneaux multiplex basiques. Les murs en béton ont été bouchardés à la hache pour mieux dialoguer avec la pierre de Gobertange et accrocher la lumière. Le sol minéral de ce niveau a lui été fabriqué par l’habitant : il s’agit d’un granito à base de graviers et briques trouvés aux alentours ! Le détail qui compte : la porte de cette entrée va prochainement être ajourée par un poème de Rimbaud… en morse.

La petite annexe tout en longueur qui jouxte la tourette a, dans une même optique, été repensée pour sembler plus spacieuse qu’elle ne l’est.  » On ne dirait pas mais ce couloir de 1,90 m de largeur nous permet de recevoir plus de trente personnes, se félicite l’habitant. Nous avons travaillé les ébrasements de fenêtres pour que chaque baie devienne un lieu en soi où l’on peut s’asseoir, et modelé un plafond ondulant qui fuit vers un oculus en toiture. Dans mes projets, j’essaye toujours qu’il y ait des échappées vers l’intérieur et l’extérieur, même aux toilettes.  »

MODULES À VIVRE

La troisième partie de la propriété, une ancienne grange, a été réaménagée en une sorte de petit loft qui peut se suffire à lui-même. Dans son salon  » arabe « , le couple mange presque à même le sol sur des tables basses qu’il a imaginées avec des pieds de récupération de meubles iconiques. Là aussi une passerelle en métal a été installée pour articuler l’espace, tout en soutenant la bibliothèque.  » L’évolutivité d’un bâtiment est l’un de mes thèmes favoris : à force d’une multitude de micro-interventions, la maison devient scindable en plusieurs logements ou activités et adaptable aux différentes étapes de la vie : été/hiver, jeune/vieux, seul/en famille, etc. C’est une réflexion que j’essaye d’aborder dans tous mes dossiers. Pour la rénovation de la chapelle du marché, à Jodoigne, j’ai proposé un programme polyvalent. C’est en même temps un lieu de culte, une salle de concert et d’expo. Les choses ne sont jamais figées.  »

Et de rêver déjà à une aile plus contemporaine qui prolongera le corps de logis de ce manoir –  » elle volera dans les arbres, ce sera magnifique. Elle sera de plain-pied, pour les vieux jours et il y aura un atelier…  » La machine à penser ne s’arrête donc jamais. La semaine dernière, Philippe Honhon décidait de transformer de vieilles auges en pierre en  » tables à festins « , posées sur une forêt de fines tiges métalliques. Leurs cavités pourront recevoir glaçons et bouteilles ou des plats fabriqués à dimensions. Aujourd’hui, l’inépuisable concepteur planche sur un système de dessertes modulables. En parallèle, il aménage dans son jardin une sorte de labyrinthe dans les ronces avec des  » alcôves précieuses  » : des bancs en pierre pour rêver, des arbustes fruitiers, des oeuvres d’art… L’homme, qui a aussi créé des luminaires en papier alu chiffonné pour son intérieur, se verrait bien passer à l’échelle supérieure et éditer l’un ou l’autre objet sorti de son laboratoire. Il a d’ailleurs déjà réalisé des fauteuils, en séries limitées, pour des magasins et restaurants qu’il a dessinés.  » C’est comme si je me donnais à chaque fois un nouvel exercice, explique-t-il : réaliser quelque chose, avec les moyens les plus low cost possibles et en faisant un maximum moi-même. Je travaille souvent à quatre ou six mains. Je soude, je creuse, c’est une manière pour moi, architecte, de me confronter aux corps de métier et à la réalité de terrain. Il y a toujours à apprendre.  »

 » Mais alors, si le monde n’a absolument aucun sens, qui nous empêche d’en inventer un ? « , s’interrogeait Alice dans le roman de Lewis Carroll. Philippe Honhon a réussi à façonner le sien, sans tourner le dos au passé, sans plonger à pieds joints dans le futur, marchant sur le fil ténu d’un rêve, qui devient chaque jour un peu plus réalité. De l’autre côté du miroir.

PAR FANNY BOUVRY / PHOTOS : FRÉDÉRIC RAEVENS

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content