Il se profile comme l’encyclopédie culinaire qui marquera le XXIe siècle… Petite histoire d’un livre hors norme, programmé pour devenir un best-seller.

Cinq tomes noirs rangés dans un coffret en Plexiglas, accompagnés d’un manuel de cuisine imprimé sur un papier indéchirable et résistant aux taches, 2 438 pages, 1 522 recettes, 3 216 photos pour un poids total de… 25 kilos ! À côté de ce Modernist Cuisine, le Larousse gastronomique ferait presque figure d’aimable aide-mémoire. Dans la marmite de l’édition culinaire, on n’avait jamais vu pareil morceau. Ni assisté à un buzz aussi tonitruant. Ces derniers mois, Taschen a fait monter la mayonnaise à coups de revues de presse à sensation et de teasers vidéo dignes de bandes-annonces hollywoodiennes. Il faut dire que l’enjeu est de taille : imposer cette somme monumentale en français, allemand et espagnol, après avoir écoulé sa version anglaise à plus de 25 000 exemplaires (une performance, compte tenu de son prix de 625 dollars, soit 450 euros), et la promouvoir comme le livre de cuisine le plus important depuis Auguste Escoffier, le grand codificateur de la gastronomie française au début du XXe siècle.  » Depuis quelques décennies, le paysage de la haute cuisine est totalement bouleversé par de nouvelles techniques. Mon ambition était d’enfanter un ouvrage de référence qui dresse un panorama complet de l’histoire, des fondamentaux et des ingrédients de la cuisine mondiale à la lumière de ces nouvelles techniques. Le livre se penche ainsi de manière scientifique sur des sujets aussi variés que la cuisson millénaire des £ufs onsen japonais à basse température, les recettes moléculaires du grand chef catalan Ferran Adrià, l’art du canard laqué ou encore la préparation d’une frite parfaite « , nous confie Nathan Myhrvold, l’instigateur du projet.

Nathan qui ? Ne le cherchez pas dans le trombinoscope des meilleures toques planétaires : ce richissime Américain (sa fortune personnelle est estimée à 1,5 milliard de dollars) est, à l’origine, un brillant scientifique très éloigné des fourneaux : inscription au college (université américaine) à l’âge de 14 ans, doctorat en économie mathématique et en physique théorique à 23, post-doctorat au côté du célèbre chercheur Stephen Hawking à Cambridge, suivi d’une carrière menée tambour battant à Microsoft, où il est promu chief technology officer auprès de Bill Gates. Il est aujourd’hui à la tête d’Intellectual Ventures, sa propre société à travers laquelle il vend des brevets hautement lucratifs. Et la tambouille, dans tout ça ? Un titre de champion du monde de barbecue décroché de haute lutte à Memphis (Tennessee) en 1991 et une passion dévorante pour la bonne chère qui le conduit à s’éloigner du business à l’âge de 40 ans pour devenir… apprenti ! D’abord sous l’aile de Thierry Rautureau, chef du Rover’s, le grand restaurant français de Seattle, puis à l’école de cuisine La Varenne, à Santa Monica.  » Plus j’en apprenais, plus j’avais envie d’en apprendre… J’ai eu rapidement l’idée d’un livre de cuisine qui compilerait toutes mes connaissances, testées à l’épreuve de la science…  »

Les secrets des émulsions, les multiples recettes de curry, les meilleures méthodes de fumage… Nathan s’intéresse à tout, mais il comprend très vite que son entreprise solitaire est limitée. Il décide alors d’employer les grands moyens : dans une cuisine-laboratoire de 1 200 mètres carrés à Seattle, il fait installer centrifugeuses, homogénéisateurs, appareils à bain-marie et autres machines dernier cri. Puis engage Chris Young, ancien conseiller scientifique de Heston Blumenthal, chef 3-étoiles Michelin du Fat Duck, près de Londres, et le cuisinier français Maxime Bilet, ex-disciple de Marc Veyrat et de Heston Blumenthal.  » Au début, j’ai simplement été contacté pour étudier les techniques de cuisson sous vide, explique le jeune Frenchy. Nos travaux ont soulevé d’autres questions et, de fil en aiguille, on s’est retrouvés embarqués dans une aventure éditoriale colossale ! « 

Pas moins de 32 chercheurs, techniciens, cuisiniers, rédacteurs, photographes, graphistes sont recrutés pour mener à bien, pendant quatre ans, les expériences les plus folles : décanter un grand vin au blender pour se rendre compte, relevés à l’appui, que c’est la façon la plus efficace de l’oxygéner ; déshydrater des tomates au micro-ondes pour en obtenir une poudre au goût ultraconcentré ; plonger des aliments dans l’eau glacée et en déduire, contre toute attente, que celle-ci ne stoppe pas leur cuisson ; ou encore transformer des pistaches en une glace d’une saveur inouïe sans adjonction d’£ufs ni de produits laitiers mais uniquement avec la graine verte, de l’eau, du sucre et… une batterie d’ustensiles high-tech ! Autant de péripéties qui sont systématiquement immortalisées sous les objectifs d’une équipe de photographes. Vue microscopique de fibres de viande, natures mortes hypercontemporaines, jusqu’à ce procédé spectaculaire consistant à couper en deux, à l’aide d’un jet d’eau haute pression, barbecue, wok et cocottes en fonte pour mieux plonger le lecteur au c£ur de la nourriture.

Quand on ose avancer que la cuisine, c’est un peu plus que de la science, Nathan Myhrvold rétorque :  » La cuisine, c’est de l’art ! Mais l’art a aussi besoin de la science. Prenez un architecte : si vous lui expliquez les dernières recherches sur la résistance de certains matériaux, par exemple, il aura plus de liberté de création. Les cuisiniers ont aussi besoin de technique pour inventer !  » Et d’exposer au moins deux découvertes qui risquent de faire grand bruit chez les toques françaises :  » Je vais décevoir les gourmets du Sud-Ouest mais, en analysant la cuisson du confit de canard, nous sommes arrivés à la conclusion que le fait de confire les morceaux de canard dans la graisse d’oie ne rendait pas la chair plus moelleuse qu’une cuisson sans gras. Autre sujet sensible : la blanquette de veau. On s’est aperçu que la crème et la farine ont tendance à masquer la saveur de la viande. Avec ce qu’on appelle une constructed cream (une crème construite uniquement à base de jus et de graisse de veau), on donne un nouveau souffle à ce plat mythique ! « 

Mégalo, Nathan Myhrvold ? Il a certes dépensé 2,5 millions de dollars pour la réalisation de son projet et en a fait la promotion à Paris à bord d’un jet privé. Mais quand il évoque la patrie de Rabelais et de Brillat- Savarin, il retrouve ses accents de gastronome passionné :  » La France a été la patrie de la haute cuisine pendant cinq cents ans, et Modernist Cuisine rend hommage à des chefs majeurs comme Alain Chapel, Michel Guérard et Pierre Gagnaire. Le lancement de mon ouvrage en langue française est un événement particulier. Mon rêve, ce serait que mon livre ne soit pas un objet décoratif mais qu’il soit reconnu comme un outil qui peut changer la vie des chefs et des cuisiniers amateurs.  » À condition de débourser 399 euros et d’avoir une cuisine à la (dé)mesure du mastodonte.

Modernist Cuisine : art et science culinaires, par Nathan Myhrvold, Chris Young et Maxime Bilet. Taschen, 2 438 pages. Les teasers vidéo sont disponibles sur www.taschen.com

PAR FRANÇOIS-RÉGIS GAUDRY

 » UNE ÉQUIPE DE 32 PERSONNES MOBILISÉES PENDANT QUATRE ANS. « 

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