Ses robes de cocktail font un malheur. Le trentenaire canadien, que l’on dit courtisé par de grandes maisons, assume son ambition. Rencontre autour de ses obsessions créatives.

Nourri des expérimentations visuelles d’un Ossie Clark – styliste iconique des swinging sixties – comme de Kehinde Wiley, artiste afro-américain brossant des portraits d’hommes noirs sur fond de wax, Erdem signe une mode énergisante, sur le fil du too much.  » J’aime jouer avec les frontières du beau et du laid. Pour ma collection été 2013, j’ai été très inspiré par l’Américaine Zenna Henderson, écrivain de science-fiction féministe, à la double vie déroutante : institutrice en Arizona le jour et auteure de l’effrayant Chronique du peuple, la nuit, dans les années 40. Ce livre raconte une invasion par des aliens. D’ailleurs, les mannequins de mon défilé portaient des lunettes SF pour recevoir en direct des messages de l’univers… Raconter cette histoire me permet de défendre un point de vue constant chez moi : la bizarrerie. J’aime mélanger le bon goût et le mauvais, aller à rebours du conformisme. Cette saison, j’ai introduit des fausses notes volontaires comme ces accents reptiliens (en PVC ou en soie, imprimés façon écaille) sur des robes de cocktail très policées. J’ai voulu aussi créer des combinaisons de couleurs singulières, presque toxiques pour l’oeil, avec des pastels un peu dissonants. Tous ces accidents, ces inconforts m’intéressent au plus haut point. Je ne veux pas une mode bourgeoise.  »

COSMOPOLITE

 » Sans vouloir faire de la psychologie de bazar, ce sens des contrastes me vient peut-être de ma propre identité, métissée. J’ai appris très tôt à mixer les choses en moi « , explique le designer canadien de 36 ans, né à Montréal d’une mère britannique et d’un père  » turc, très turc  » – un épicurien à l’accent charpenté qui l’emmenait, enfant, en vacances au pays, près de la frontière syrienne.  » J’ai trouvé ma place à Londres car c’est le carrefour mondial des fashion immigrants, les immigrés de la mode. Ici, personne n’est de Londres, et tout le monde l’est, en même temps ! Je ne parle pas turc, mais je reste connecté à mes racines en arpentant Dalston, le quartier anatolien de la ville, prisé des artistes et des designers. Je dîne souvent avec ma soeur Sara dans la meilleure cantine turque de la ville, Mangal Ocakbasi – je prends du lahmacun, une sorte de pizza du pays.  » Erdem ne manque jamais de saluer en Londres une ville  » très inspirante par son melting-pot stupéfiant « . Dans son studio de création planté dans l’East End, quartier mi-bobo mi-paki, cohabitent plusieurs nationalités.

COULEURS ET IMPRIMÉS

Londres est devenue en quelques saisons la ville des imprimés digitaux flashy, portée par la jeune génération des Mary Katrantzou, Peter Pilotto, Erdem ou Christopher Kane – son meilleur ami. A tel point qu’un commentateur (Colin McDowell de Businessoffashion.com) se demandait récemment ce qu’il resterait de la mode british si soudain était déclaré un embargo sur les couleurs et les motifs ! Sur une toile blanche, verrait-on encore une coupe digne de ce nom ? Se dégagerait-il une ligne, des proportions seyantes ? Les failles techniques de nombreux stylistes portés aux nues jailliraient sûrement. Mais pas celles d’Erdem, formé au Royal College of Art, après un rapide stage chez Vivienne Westwood.

Tête de pont de cette tendance british à l’opulence, il en incarne le meilleur versant. Et quand The Edit, magazine en ligne du tout-puissant Net-a-porter.com, sort son London Issue voici quelques semaines, les trois starlettes de la couverture (Poppy Delevingne, Alexa Chung et Laura Bailey) posent… en Erdem. Symbole de cette mode londonienne  » cool, excentrique, créative, sophistiquée et techniquement très pointue  » que salue dans un édito pour le moins chauvin la rédactrice en chef Lucy Yeomans.  » Je ne peux guère expliquer mon attirance pour la couleur, qui se double d’une véritable aversion pour le noir et blanc, ponctue Erdem. Chaque saison, je crée moi-même mes imprimés sur ordinateur, puisant l’inspiration dans des papiers peints anciens repérés lors de mes recherches dans les archives du Victoria & Albert Museum notamment. Je dessine énormément pour chaque collection, au moins trois cents croquis que je stocke dans ma « pièce spéciale », un antre secret où personne d’autre ne pénètre.  »

Ses imprimés opulents, qui lorgnent parfois l’orientalisme, lui valent une comparaison récurrente à Christian Lacroix.  » J’apprécie ! Par son talent fou pour mêler sans crainte les références, il a créé des défilés qui étaient littéralement des rêves éveillés. Comme Lacroix, j’aimerais avoir l’occasion de mettre mes idées au service de ballets de danse, ma passion.  »

LA ROBE DE COCKTAIL

 » Je crois que, depuis que j’ai dessiné ma première robe à l’âge de 7 ans pour ma soeur jumelle, Sara, je cherche à offrir aux femmes une version rêvée, sublimée d’elles-mêmes. Pas forcément douce et tendre, comme on résume parfois un peu vite mon travail. Je me raconte une nouvelle histoire chaque saison. Si l’été 2012 était naïf, presque mièvre, la femme que j’ai imaginée ensuite est plus rugueuse. Mais c’est aussi et d’abord une histoire de silhouette, de proportions, de mise en valeur du corps féminin. La coupe est mon obsession.  »

 » Erdem a remis au goût du jour les robes rétro très ladylike en les rendant cool pour une clientèle à la fois jeune et moins jeune, décrypte la journaliste britannique Sarah Mower, qui suit le créateur depuis ses débuts. Il vend énormément aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, où pullulent les occasions mondaines de s’habiller – vous avez toujours un mariage ou une course à Ascot…  » Sur tapis rouge, ses robes prennent aussi très bien la lumière, et la liste des fidèles s’allonge : Jessica Chastain, Sarah Jessica Parker ou Marion Cotillard… Sur son compte Twitter, quelques fans, ayant vampé le red carpet grâce à lui, le remercient.  » Erdem est le Valentino de Londres, s’enthousiasme Sarah Lerfel, à la tête de la boutique Colette, à Paris, qui le vend depuis cinq saisons. J’aime son côté charmant et romantique, qui peut virer un peu plus dark pour l’hiver prochain, avec un travail de broderie et de plumes sur mousseline de soie. J’adore !  »

Si la rumeur l’a donné en lice pour Dior (on doute fort que l’hypothèse fût envisagée sérieusement) comme pour Schiaparelli, lui cite plutôt YSL comme modèle.  » J’aime tout de lui. La fin des années 50 chez Dior. Les années 60. Le début des années 70. La collection russe follement belle de 1978. Le milieu des années 80. Le goût du métissage… Pour moi, il est un maître en ce sens que les femmes venaient à lui en toute confiance. Elles étaient aimantées par ses vêtements. C’est ce que j’aimerais susciter. Je vise à être pertinent en dehors des tendances et du buzz. Les femmes qui suivent de trop près la mode courent un grand danger. Celui de perdre leur nature profonde, leur style, leur élégance naturelle, disait Yves Saint Laurent.  »

LA PASSION DES LIVRES

 » Je suis fou de bouquins. Ma première Bible mode a été Allure, de Diana Vreeland, quand j’étais au collège. J’achète des dizaines de livres par mois. Je les chine notamment le samedi matin sur le marché de Broadway, au nord de Shoreditch (à Donlon Books). Je collectionne les éditions anciennes, les ouvrages sur mes réalisateurs cultes (Hitchcock, Truffaut, Visconti), ainsi que des catalogues de photographes : Sarah Moon, Nan Goldin, Wolfgang Tillmans… Dans la photographie, j’aime l’espace entre la réalité et le rêve. Depuis un an, j’achète aussi quelques tirages.  »

Erdem a lancé sa griffe en 2005 et, huit ans plus tard, c’est une affaire qui marche : elle compte aujourd’hui 200 points de vente dans 30 pays. En 2010 déjà, le coup de pouce du British Fashion Council, organisme de soutien à la jeune création nationale, l’a aidé à renforcer ses assises financières (le prix était doté de 230 000 euros). En novembre dernier, il a reçu un prix des British Fashion Awards.  » J’avance et ce qui compte avant tout pour moi, plus que les commentaires, c’est ma relation avec les clientes. C’est ce lien qui m’anime.  »  » Erdem est typiquement londonien par son fort tempérament. Un profil que nous encourageons à Londres, salue Sarah Mower. Il est aussi un businessman farouchement attaché à son indépendance, et je doute qu’il renonce à ce qu’il a construit ici pour prendre un autre job. « , assure-t-elle encore.  » J’adore Londres. Où donc pourrais-je partir ? « , commente seulement l’intéressé…

PAR KATELL POULIQUEN

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