Connue depuis le Moyen Age, la cuisson en croûte fait l’objet d’un nouvel engouement auprès des grands chefs. De la simple tourte au pâté, véritable oeuvre d’art charcutière enrichie de gibier et de foie gras, il y en a pour toutes les gourmandises.

« Le pâté en croûte a d’abord été une affaire de pâtissiers, qui s’approvisionnaient auprès de bouchers. A ses débuts, la croûte n’était pas nécessairement comestible. Elle était considérée comme une enveloppe semblable à la cuisson dans de l’argile. De plus, elle permettait de conserver les aliments un peu plus longtemps. C’est par la suite que les pâtissiers ont collaboré avec les charcutiers pour en faire une véritable oeuvre d’art, servie à la table des seigneurs.  » Karen Torosyan est intarissable sur le sujet. Quoi de plus naturel pour lui qui planche sans relâche depuis trois ans sur une version gastronomique de ce mets, servie à Bozar Brasserie, à Bruxelles.

Et ils sont nombreux, les grands noms de la haute cuisine noir-jaune-rouge à faire la part belle à cette tradition. Il faut savoir, avant tout, que le partenariat entre le pâtissier et le boucher charcutier a longtemps été la règle. Chez nous, c’est traditionnellement ce duo qui prépare le fameux pâté gaumais, une spécialité à base de porc mariné dans du vinaigre et du vin blanc qui bénéficie depuis 2001 de l’Indication Géographique Protégée (IGP), signifiant par là que la production doit s’effectuer en Gaume. Pour Clément Petitjean, le chef étoilé de la Grappe d’Or, à Torgny,  » c’est un plat de souvenir et de convivialité. On le mange le dimanche soir en famille, avec un Orval ou une tasse de café. C’est typiquement le repas que l’on va servir si l’on reçoit des amis à l’improviste. Un temps, j’ai imaginé le déstructurer de façon contemporaine, avec une espuma au fromage d’Orval et en transformant la pâte en crumble. Si je devais servir cette spécialité gaumaise au restaurant, je travaillerais la recette traditionnelle et je proposerais simplement un quartier sur assiette, en l’accompagnant de légumes acidulés.  »

Toujours au sud du pays, dans la vallée du Viroin, Eddy Buchet, boucher charcutier, appartient à une dynastie de gens de bouche, ses grands-parents ayant fondé Au Sanglier des Ardennes à Oignies-en-Thiérache, une adresse que les connaisseurs se réservent durant la période de chasse. Eddy est lui-même un des rares professionnels équipés pour traiter le gibier de la région. Son voisin n’est autre que le boulanger du village, Xavier Hoste.  » Mon père, Jacky Buchet, a longtemps proposé du pâté en croûte à la carte. C’était un de ses best-sellers. Depuis quelques mois, je me penche sur des recettes plus élémentaires, qui associent viande porcine et pâte feuilletée. La méthode la plus simple consiste à cuire au four, dans cette dernière, un filet de porc. Il est important que la chair soit encore légèrement rosée, pour bien conserver le jus de cuisson. On peut également imaginer un mélange de hachés. En automne, nous réalisons ces tourtes qu’on peut consommer chaudes ou froides avec du sanglier.  » Les rôles sont bien définis. Eddy fournit la viande ou la farce. Xavier s’occupe du feuilletage. La cuisson a lieu dans un four ventilé à 190 °C.

C’est encore aux confins de la Belgique, au Prieuré Saint-Géry, dans les environs de Chimay, que Vincent Gardinal propose à la carte un pâté en croûte dans la plus pure des traditions.  » Voici quelque temps déjà, de grands chefs comme Alain Ducasse ou Yannick Alléno l’ont remis au goût du jour. Pour ma part, cela fait deux ans que je travaille cette recette, avec l’aide de mon ami Pierre Molle, charcutier à Binche. Pour ne donner qu’un exemple, c’est lui qui m’a conseillé de ne pas utiliser de gélatine mais de mettre le pâté cuit sous vide. Cette opération a pour but de coller la croûte contre la farce et de faire en sorte que, lorsqu’on coupe une tranche, ça ne se décolle pas, ce qui gâcherait totalement l’effet visuel.  » Avant d’en arriver là, le chef a conjointement mis au point la pâte à foncer réalisée au beurre et la farce. Lorsqu’on détaille un morceau, on aperçoit de la pistache, des trompettes de la mort, du magret de canard et du foie gras. La farce elle-même est composée de foies de volaille, de lard de poitrine, d’oeufs, d’une compotée d’échalotes, d’oignon et d’ail, sans oublier la chair de canard de barbarie. Chaque détail a son importance. Le beurre ne peut pas être trop mou car il rend la texture élastique. Le foie est d’oie,  » plus fin que celui de canard « , la chair de canard est marinée 24 heures dans du porto rouge. Vincent ajoute encore un peu de graisse prélevée sur les peaux de canard. Quant à la cuisson, elle est réalisée dans un simple moule à cake en trois paliers : 20 minutes à 240 °C, 35 minutes à 150 °C et 1 heure à 120 °C.  » L’important est d’arriver à une température de 62 °C à coeur « , explique-t-il.

DOIGTÉ ET PATIENCE

Alter ego de David Martin (La Paix à Anderlecht), Karen Torosyan, lui, imprime sa signature dans la carte de Bozar Brasserie, en proposant à la fois un pâté en croûte servi froid et une tourte chaude.  » Tel que nous le servons, c’est typiquement un plat de restaurant inspiré de la grande cuisine bourgeoise, raconte David Martin. Pour l’anecdote, la première recette connue a été publiée au XIVe siècle dans Le Roman des Déduits, l’ouvrage de Gace de La Bigne. La farce est ici composée de trois perdreaux, six grosses cailles et une douzaine d’alouettes !  »  » J’ai la chance de pouvoir compter sur l’expertise de David Baroche de la brasserie du même nom dans le huitième arrondissement de Paris, embraie Karen Torosyan. David est fils et petit-fils de bouchers.  » Perfectionniste jusqu’aux détails les plus infimes, Karen ne confectionne que deux longs pâtés en croûte et cinq tourtes de deux personnes par semaine. Autant dire qu’il est prudent de réserver…  » Ils sont le fruit de trois années de recherche. A elle seule, la pâte, à base de 25 % de saindoux et de 75 % de beurre, a nécessité des essais sans fin. Il a d’abord fallu choisir les matières premières adéquates, puis ajuster leurs proportions relatives. L’élaboration de la farce a exigé bien plus encore. Nous avons opté pour des ingrédients 100 % belges, c’est pourquoi le foie gras est de canard. Nous en avons testé plusieurs pour retenir celui de la Ferme de la Tour, à Glimes.  » A peu de choses près, les autres composantes sont semblables à celles qu’emploie Vincent Gardinal : foies de volaille, échine et poitrine de porc, échalotes, champignons, magret de canard… Ces derniers sont saumurés 24 heures, de la même manière que l’on élabore du jambon cuit.

Karen Torosyan s’est littéralement pris au jeu.  » Le pâté en croûte est devenu un phénomène international. Pour preuve, il a même son championnat du monde, dont la sixième édition aura lieu le 30 novembre prochain.  » Non content de peaufiner le mets, le chef de Bozar Brasserie a même fait réaliser des moules en acier selon des modèles anciens, avec des parois embossées qui laissent à la surface du plat un motif en forme de chevrons. Les parois sont amovibles, ce qui facilite le démoulage.  » La confection de mes deux pâtés nécessite trois jours, ce qui inclut la préparation, les temps de repos et la cuisson. Celle-ci est réalisée dans un four à 170 °C, jusqu’à ce que la température à coeur atteigne 68 °C. Au sortir du four, Karen enchaîne la dernière étape qui exige doigté et patience. En effet, il faut alors couler la gélatine entre la farce et la croûte en petites couches successives et attendre que chacune d’elles se solidifie.  » A mes débuts, il m’est arrivé de devoir rester en cuisine jusque 5 heures du matin, le temps que cette opération soit terminée.  » Autant d’acharnement porte aujourd’hui ses fruits. La version de cette spécialité signée Bozar Brasserie a tout d’abord été appréciée par quelques chefs en vue, qui l’ont couverte d’éloges sur les réseaux sociaux. Le tam-tam du Net a fait le reste…

PAR JEAN-PIERRE GABRIEL

 » Le pâté en croûte est devenu un phénomène international. Pour preuve, il a même son championnat du monde.  »

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