De la grouillante capitale Phnom Penh au silence immémorial des temples d’Angkor Vat, plusieurs siècles s’écoulent dans des lieux inoubliables.

L’éléphant a surgi de nulle part en bordure du quai Sisowath, là où le fleuve Tonlé Sap rejoint le colossal Mékong, en plein centre de Phnom Penh. Le pachyderme déambule tranquillement, funambule géant à peine cornaqué par un petit homme. Du coup, la fourmillante colonne de motos qui anime la capitale, doit slalomer pour éviter l’animal avant que celui-ci ne disparaisse dans un nuage de poussière dorée. Mélange de bitume, de boutiques bricolées et de nouveaux shopping malls, Phnom Penh est bien le symptôme anarchique de cet attachant pays qu’est le Cambodge. La ville se traverse de préférence en  » tuk tuk  » – remorque attelée à une moto.

Il faut l’avaler comme cela, au milieu de la pollution galopante, relevant au passage les pagodes orangées, les anciennes villas coloniales noircies d’humidité et les signes dispensables de l’ère moderne que sont les publicités géantes pour télécoms. Les fans de mobs risquent l’overdose de plaisir en découvrant la variété des deux-roues : de la plus vintage marque chinoise rafistolée aux récentes coureuses de chez Honda. Avec, comme effet collatéral, une circulation où le Cambodgien pratique le même côté de la route dans les deux sens ! Traverser une avenue de Phnom Penh relève d’ailleurs de l’exploit olympique. S’il est conseillé d’y aller en décembre et janvier pour son climat agréable, le Cambodge reste indissociable d’une chaleur étouffante qui rayonne traîtreusement lorsque le ciel, immense, présente ses plus ardentes blancheurs.

Des centaines de regards

Tuol Sleng, Musée du crime génocidaire, mérite une indispensable visite pour comprendre les réflexes d’un pays martyrisé par le règne barbare des Khmers rouges entre avril 1975 et janvier 1979. Dans un Cambodge outrageusement jeune, la mémoire historique n’a pas la partie facile : quand on a 16 ans, on préfère Nike et Apple (leurs copies bon marché fleurissent partout) aux souvenirs des tortures. Mais l’actuel procès fait aux dirigeants au pouvoir lors du génocide qui fit un million sept cent mille morts dans les années 1970, force à regarder la vérité en face. S’il n’était entouré de quelques barbelés, Tuol Sleng – la  » colline empoisonnée  » en khmer – aurait l’aspect banal du lycée qu’il fut avant d’être rebaptisé S-21 et transformé en centre de torture par le régime fou de Pol Pot. Les visiteurs, pour la plupart jeunes et étrangers, font partie de ce  » nouveau tourisme éthique  » qui allie la découverte d’un pays à celle de son passé, y compris le plus sanguinaire. L’endroit est à la fois serein et éprouvant. La cour, ombragée, ne présage en rien l’horreur des classes transformées en cachots et lieux de mises à mort. Mais là aussi, dans ce repère d’inhumanité, on perçoit l’incroyable dignité khmère : il est fascinant de parcourir les salles et de trouver dans les centaines de portraits de Cambodgiens de tous âges, photographiés puis exécutés par les Khmers rouges, un tel signe de résistance et de beauté. Ils vous regardent droit dans les yeux comme ils furent obligés de fixer le photographe chargé de répertorier l’ensemble des suppliciés.

A Tuol Sleng, on découvre les peintures de Vann Nath, prisonnier tenu de restituer les insoutenables scènes au quotidien comme un artiste nourri à l’horreur. On ne peut qu’être impressionné par son talent qui pose sur les corps mutilés une forme de résistance humanitaire unique.

Le fantôme du roi

Comme sur une autre planète, à l’abri des tumultes, proche des quais, l’imposant Palais royal et la pagode d’Argent sont protégés par d’interminables murs. La salle du trône du Palais royal, surmontée par une tour de 59 mètres de hauteur, rappelle la silhouette du Bayon d’Angkor Thom. Malheureusement, une partie des ornements a été détruite par les Khmers rouges. Ceci dans le but de  » ramener la société à l’an zéro  » en entretenant avec le patrimoine, un lien pour le moins ambigu. En détruisant les pagodes ou en les négligeant, ceci tout en célébrant un nationalisme khmer intransigeant. Le sol de la pagode d’Argent est couvert de plus de cinq mille dalles de ce métal. On y accède par un fastueux escalier en marbre d’Italie. La pagode abrite plusieurs statues de Bouddha. L’un est en émeraude et un autre de 90 kilos y est orné de près de 10 000 diamants. L’or et l’argent garnissent les silhouettes dodues d’autres statues. Précieux et exubérant, l’art khmer se retrouve également sur la fresque habillant le mur d’enceinte de la pagode. Elle illustre le récit épique du Râmâyana . Dans le voisinage immédiat, d’autres merveilles occupent l’enceinte du Palais royal telle le  » mondap « , bibliothèque renfermant des textes sacrés enluminés. Un sanctuaire y est dédié à l’une des filles du prince Sihanouk. Ex-roi, il fut le  » partenaire  » mais aussi le prisonnier des Khmers rouges qui l’assignèrent à résidence dans ce même Palais royal pendant plus de trois ans. Ils tuèrent une bonne partie de la famille de Sihanouk – dont sa fille honorée par le sanctuaire – mais son âme royale semble toujours flotter entre ors et peintures précieuses.

L’empire du silence

Incontournables, les temples d’Angkor forment un ensemble unique éparpillé sur quelques dizaines de kilomètres carrés de jungle tropicale. L’immersion en ces lieux laisse des traces inoubliables. En longeant en tuk tuk la douve d’eau de près de deux cents mètres de large qui entoure le site majeur d’Angkor Vat, on frisonne en voyant in situ le plus grand édifice religieux du monde. Posé sur un quasi carré de 1,3 sur 1,5 km, Angkor Vat fut le centre d’un royaume s’étendant de la Birmanie au Vietnam. A l’apogée de sa gloire, il abrita un million d’âmes. Aujourd’hui, le bois des demeures et des palais a disparu, il ne subsiste que la pierre réservée au sacré. Entre 802 et 1432, le flamboyant pouvoir khmer fit d’Angkor Vat son plus puissant symbole. Cent cinquante ans après avoir été redécouvert par une mission française, l’édifice est toujours un lieu, si pas de prière, tout au moins de culte. On y pénètre par une chaussée en grès, chevauchant le pont au-dessus de la douve, et de façon rectiligne, on traverse l’enceinte pour se diriger vers le bâtiment principal, une esplanade et le temple dont la tour centrale abrita une statue de Vishnou. Construit comme monument funéraire au xiie siècle, Angkor Vat impressionne par ses perspectives d’une élégance sophistiquée et la qualité de ses 3000 apsaras (nymphes célestes) sculptées sur les murs. Dans les 32 enfers et 37 paradis de la moitié orientale de la galerie sud, on y lit la métaphore d’un pays aux gestes extrêmes. A quelques minutes de tuk tuk, apparaît ensuite le Bayon, £uvre de Jayavarman vii (1181-1219), qui impressionne par sa structure compliquée et les multiples visages monumentaux de Lokesvara. Celui-ci est un bodhisattva, adepte du bouddha Shakyamuni. En sanscrit, bouddha signifie  » éveillé « , celui qui réalise l’éveil, c’est-à-dire le nirvana. L’intérêt d’un lieu aussi fort que le Bayon est de proposer plusieurs niveaux de lecture : au-delà des pistes infinies de son histoire passionnante demeure la beauté cinglante de ses formes, la finesse de ses courbes. Et ce sourire de Lokesvara que l’on retrouve, en 216 exemplaires, infiniment intrigants. Troisième et dernière étape d’un périple qui peut se prolonger sur plusieurs jours : le site de Ta Prohm. Le temple, construit à la fin du xiie siècle n’est sans doute pas le plus impressionnant d’Angkor. Mais son caractère d’exception est de former un seul corps quasi végétal avec la jungle. Amie cruelle qui le dévore. Les mousses et les lichens mangent les bas-reliefs et d’immenses fromagers enserrent les murs de leurs racines dans une étreinte spectaculaire.

Reportage : Philippe Cornet

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