Il utilise la cuisine pour montrer que les sciences sont belles. Mi-professeur Tournesol, mi-Merlin l’Enchanteur, Hervé This, le fondateur de la gastronomie moléculaire, révolutionne l’univers des grands chefs. Rencontre et explications.

Hervé This a publié à ce jour 5 livres, tous disponibles chez Belin :  » Les Secrets de la casserole  » ;  » Révélations gastronomiques  » ;  » La Casserole des enfants  » ;  » Le Traité de cuisine élémentaire  » et  » Casseroles et éprouvettes « .

Hervé This n’a pas son pareil pour suspendre un auditoire à ses lèvres. Expériences à l’appui, comme au bon vieux temps des travaux pratiques de cuisine, il séduit tous les publics, des enfants aux scientifiques en passant par les cuisiniers ou les simples gastronomes.

Officiellement physico-chimiste à l’INRA (Institut national de la recherche agronomique), diplômé de sciences et de littérature, il a fondé sa spécialité, la gastronomie moléculaire, qu’il vulgarise auprès du grand public avec des articles publiés dans des magazines culinaires spécialisés. Il a publié, aussi un célèbre  » Traité élémentaire de cuisine  » et un non moins célèbre  » Casseroles et éprouvettes « .

Dans chacun d’entre eux, il présente et explique ses dernières expérimentations, de la cuisson des haricots à l’invention de la chantilly de foie gras. Mais c’est au chef trois étoiles Pierre Gagnaire, auquel il voue une grande admiration, qu’il accorde toujours la primeur de ses innombrables découvertes.

Son irrésistible capacité de convaincre a même conduit Jack Lang, alors ministre français de l’Education nationale, à promouvoir des cours de physique et de chimie basés sur l’observation d’expériences culinaires. Weekend a rencontré Hervé This dans son laboratoire parisien.

Weekend Le Vif/L’Express : Comment êtes-vous arrivé à vous intéresser aux sciences en général ?

Hervé This : A 6 ans je reçois pour Noël une boîte de petit chimiste. Cela était bien loin du monde de mes parents. Mon père est un gars extraordinaire, un grand psychanalyste, spécialiste de la petite enfance, qui a introduit en France l’accouchement sans douleur. Ma mère avait fait les Beaux-Arts, puis la psychanalyse. Alors, en toute liberté, j’ai commencé à faire beaucoup de bêtises dans ma chambre. Je me souviens qu’à partir de ce cadeau, j’ai partagé mon argent de poche en deux : une moitié pour des produits chimiques et l’autre pour des bouquins de poche.

Et la nourriture ?

Mes grands-parents paternels sont alsaciens. On mange bien en Alsace. La cuisine m’a toujours intéressé. Je me souviens qu’en classe de seconde, nous avons passé quinze jours, 3 copains et moi, enfermés dans la cuisine de nos parents. On a fait que cuisiner et manger. Plus tard, lorsque j’entre à l’école de physique-chimie, je n’ai plus besoin de labo à la maison. Mais j’ai toujours invité des tas de copains à manger.

D’où vient cette envie que vous avez de communiquer, de vulgariser la science ?

Je me suis toujours intéressé à la littérature générale et comparée. D’ailleurs, à partir de ma troisième année à l’école de physique-chimie, je me suis inscrit en fac de lettres. J’avais à peine mon diplôme qu’un copain me parle d’une petite annonce du magazine  » Pour la Science « , qui cherchait un rédacteur scientifique. Un proverbe alsacien dit  » Le vent souffle là où il veut « . J’y suis donc allé et j’y suis resté parce que cela m’offrait le moyen d’écrire et d’être dans le monde scientifique. Car j’étais incapable de choisir entre les deux voies, les lettres ou la physique. J’y suis resté vingt ans, j’étais d’ailleurs devenu le rédacteur en chef de cette revue de vulgarisation.

C’est alors que vous commencez à vous intéresser à la chimie de la cuisine ?

Je suis entré à  » Pour la Science  » en 1980. Dans mon agenda de cette année-là, j’ai noté que le 16 mars j’avais expérimenté un soufflé au roquefort, sorti des fiches cuisine de  » Elle « . Elles conseillaient d’incorporer les £ufs deux par deux. J’ai pensé que c’était des conneries, et j’ai mis tous les £ufs ensemble. Le résultat ne fut guère convaincant. J’ai essayé ensuite les £ufs un par un. C’était mieux, mais loin de la perfection. Et le 24 mars, j’ai suivi la recette pas à pas, c’était encore mieux. J’ai alors acheté mon premier cahier, il était bleu et j’ai noté ces observations. C’est ainsi que tout a commencé.

Comment passez-vous de la presse à l’institution scientifique où vous travaillez aujourd’hui ?

J’ai continué à expérimenter ce secteur. Plus, j’ai découvert qu’un Anglais, et pas n’importe lequel puisqu’il s’agissait de Nicholas Curti, le président de la Royal Academy, s’intéressait au même sujet. Nous avons commencé à échanger nos informations. On se téléphonait jusqu’à 3 fois par jour. En 1992, nous avons organisé un premier congrès sur le sujet, qui a eu un retentissement international. Trois ans plus tard, en 1995, on m’a proposé de rejoindre le laboratoire du Collège de France. Je venais de soutenir ma thèse, il y avait deux Prix Nobel dans le jury. Chacun m’a proposé un laboratoire. Mais je ne voulais pas quitter l’équipe des copains de  » Pour la Science « , qui représentaient tout mon univers professionnel, ma véritable passion jusque-là.

Comment déterminez-vous votre programme de recherches ?

Le jour de ma thèse, j’ai réorienté mon programme de recherches. Mon champ d’investigation, ce sont les livres de cuisine. De leur lecture me viennent des affirmations, des dictons. Je les teste, j’essaie de les comprendre. Je cherche à modéliser les recettes classiques. Je cherche aussi à introduire des ingrédients, des outils, à inventer des plats nouveaux. Et enfin, le cinquième axe de travail, qui me tient à c£ur, consiste à utiliser la cuisine pour montrer que les sciences sont belles.

Comment illustrer cela par des exemples concrets ?

L’esprit scientifique consiste à regarder rationnellement une activité culinaire et en tirer une théorie du goût, des considérations techniques. Les dictons et affirmations de la cuisine sont légion. On vous dit qu’il ne faut pas couvrir les haricots qui cuisent dans l’eau pour conserver leur couleur. C’est faux. On dit de saler la viande avant pour que le sel pénètre dans la chair. Nous avons eu recours à un microscope électronique à balayage avec analyse X, de manière à pouvoir observer la présence ou non de chlore et de sodium dans la chair. Conclusion : le sel ne pénètre pas.

Vous parlez aussi de la cuisson des £ufs ?

Prenez cet £uf que je tiens en main ; je l’ai oublié dans le four au moment de quitter le labo, avant le week-end. Si je l’écale, vous constatez que le blanc n’est pas cuit et que le jaune reste encore élastique. En fait, le blanc d’£uf commence à se solidifier à 62° et le jaune à partir de 68°. Cuisez un £uf 10 minutes à 100° c’est du caoutchouc. Vers 70°, le blanc est tout à fait souple et le jaune presque liquide. C’est cent fois meilleur du point de vue gustatif, gastronomique. Plusieurs cuisiniers se sont inspirés de cela. En Espagne, on cuit les £ufs dans un bain-marie régulé. C’est pratique parce qu’on peut les oublier.

Vous parlez de plats nouveaux ?

Prenez une mayonnaise Pour le physico-chimiste, c’est une émulsion d’huile dans de l’eau. En effet, le jaune d’£uf est constitué majoritairement d’eau. Prenez le blanc maintenant, composé, lui, à 90 % d’eau. Et imaginez que je remplace l’huile par une autre graisse, c’est-à-dire du chocolat fondu (contenant du beurre de cacao). Vous fouettez et vous obtenez l’émulsion. Vous passez ce résultat au micro-ondes et vous figez les réseaux de protéine du blanc. Vous sortez un gâteau au chocolat sans farines que j’ai appelé le chocolat chantilly.

Pierre Gagnaire a repris cette idée et en a fait le chantilly de foie gras, à base de blanc d’£ufs et de foie gras liquide.

Vous êtes un grand admirateur de Pierre Gagnaire, on vous retrouve régulièrement sur son site Internet (www.pierre-gagnaire.com )

Pierre est un fou dans un sens que j’aime. Il vit son métier avec passion. Chaque fois que je lui soumets une nouvelle découverte, une nouvelle formule, il transforme cela en un plat pour sa carte. C’est pour cette raison que je lui communique tout, un mois avant de rendre la chose publique. Le 20 mars 2000, il a même préparé le premier menu  » science et cuisine  » qui fut servi à l’Académie des sciences, à la demande de son président, Guy Ourisson.

Cette entrée de la gastronomie moléculaire dans la grande cuisine ne justifierait pas qu’on change les programmes des écoles hôtelières ?

Mon ambition, c’est qu’on cesse de fabriquer des OS (ouvriers spécialisés). On est tous intelligents. Il faut arrêter ce processus qui consiste à dire à quelqu’un : tu es nul en maths donc tu feras cuisinier parce que t’es bon qu’à travailler avec tes doigts. Inversement en cuisine, il faut revaloriser les cuisiniers. C’est seulement s’ils ont une approche intellectuelle qu’ils feront de la bonne cuisine.

On parle aussi d’ateliers du goût. Sont-ils destinés aux cuisiniers ?

A tous les enfants. La science est expérimentale. Il est toujours bon de le rappeler. Sans expérimentation, la science n’est que du calcul. Je dénonce un enseignement de la chimie qui serait fait de mathématiques. Or, par peur de rater leurs expériences devant les élèves, les professeurs ont renoncé aux manipulations en classe.

La cuisine est proche des enfants. Les manipulations de gastronomie moléculaire sont faciles à réaliser et elles débouchent sur l’étude des sciences. La moindre des choses dans l’enseignement est de faire en sorte que la vie soit belle, de faire entendre aux enfants  » l’appel de la mer infinie « , selon la formule de Saint-Exupéry. Après avoir lu un de mes livres,  » La Casserole des enfants « , Jack Lang a eu l’idée de monter ces ateliers du goût. Nous avons commencé par la région parisienne.

La gastronomie moléculaire est-elle un phénomène typiquement français ?

L’Espagne est sans doute le pays où les chefs suivent le plus ce que je produis (NDLR : en janvier dernier plus de 500 chefs espagnols ont suivi la conférence Hervé This dans le cadre de Madrid Fusion. Une nouvelle prestation est programmée lors de l’édition 2004). En Suisse, la société de chimie va créer une chaire de gastronomie moléculaire. Au Canada, on organise des ateliers de gastronomie moléculaire. En Allemagne, le ministère de l’Education s’inspire, lui aussi, des ateliers expérimentaux du goût.

Reportage : Jean-Pierre Gabriel

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