Après une grave crise dans les années 1990, la marque aux trois bandes a retrouvé la forme, à défaut de son leadership. Grâce à la folie du foot, mais aussi parce qu’elle s’est lancée dans la mode et s’attaque désormais à la clientèle féminine.

L’ entrée de la firme est claire et lumineuse. Des lignes rouges courent sur le sol. On se croirait dans un gymnase. Décontractés, mais visiblement attentifs à leur look, des jeunes en jean discutent tranquillement près du standard. Derrière, un peu plus loin, la cantine de l’entreprise a des faux airs de resto universitaire. C’est un bâtiment de bois et de verre, meublé de chaises et de tables en Formica coloré. Les salariés attablés ont l’air d’étudiants qui viennent de sortir des cours. Ici, on se tutoie et on appelle le patron par son prénom lorsqu’on le croise à la cafétéria. Ici, la moyenne d’âge ne dépasse pas 33 ans et seuls les visiteurs portent la cravate : bienvenue chez Adidas, groupe international installé à Herzogenaurach, ville moyenne de la Bavière, et qu’on pourrait prendre, à première vue, pour un campus. Entreprise allemande créée après la guerre, mais dont les origines remontent au début du siècle, Adidas se donne ainsi des airs de star-up comme si elle cherchait à faire oublier la crise de la quarantaine qu’elle traversa au début des années 1990 û à l’époque de ses amours françaises déçues, quand un certain Bernard Tapie la racheta en faillite pour la revendre à l’agonie deux ans plus tard. Mais, à l’image de ces liftings un peu trop tirés, la nouvelle jeunesse du roi des stades ne parviendra jamais à faire oublier complètement le traumatisme des dernières années : l’insolent succès d’une firme plus jeune et plus créative, Nike, premier producteur d’articles de sport au monde. Car, si Adidas est parvenu à surmonter la crise la plus grave de son histoire, l’entreprise allemande n’a pas repris le leadership que le groupe américain lui a soufflé dans les années 1980.

Pourtant, la marque aux trois bandes se porte bien. Très bien même, après une année 2004 particulièrement riche en événements sportifs. En juin, au Portugal, le championnat d’Europe de football lui a permis de vendre plus de 6 millions de ballons û un record dans l’histoire du foot û mais aussi 1 million de chaussures et 1,2 million de polaires. Sans compter qu’elle a vu l’une de ses équipes triompher, la Grèce û le contrat fut signé presque par hasard, à l’issue d’une rencontre fortuite dans un avion entre l’entraîneur allemand de l’équipe nationale grecque, Otto Rehagel, et le patron d’Adidas, Herbert Hainer. En août, les JO d’Athènes ont donné à la firme l’occasion d’offrir son logo au regard de milliards de téléspectateurs durant plus de deux semaines : Adidas habillait près de la moitié des athlètes participants. Et, même si les commandes du marché européen ont flanché au troisième trimestre, le chiffre d’affaires 2004 sera le meilleur de toute l’histoire de l’entreprise. Toujours en expansion, elle embauche actuellement, en Allemagne, une centaine de personnes par an et ses effectifs ont doublé en dix ans û avec 13 000 salariés dans le monde. Bref, après une année 2003 décevante, Adidas semble avoir retrouvé la forme. C’est assez normal : le football est devenu très à la mode et le groupe, leader sur le secteur avec 35 % de part de marché, est le premier à en profiter.  » Nous bénéficions d’un engouement pour le foot qui touche désormais toutes les catégories sociales, confirme le patron, Herbert Hainer. Des hommes politiques aux stars du show-business, tout le monde veut être vu aujourd’hui dans un stade, alors que, autrefois, ce sport, considéré comme prolétaire, était plutôt mal perçu par les milieux bourgeois.  » Et Adidas peut d’autant mieux engranger les bénéfices de ce regain d’intérêt que le football est presque son premier métier. Avec le temps, le groupe a en effet forgé son identité sur le ballon rond, l’un des rares vecteurs autorisés de la fierté nationale dans l’Allemagne de l’après-guerre.

La référence en matière de football

Les premières chaussures que le jeune Adolf Dassler fabrique dans les années 1920, après avoir réquisitionné la buanderie de sa mère, sont avant tout destinées à faire courir plus vite. Les efforts de l’apprenti boulanger passionné de sport seront du reste rapidement récompensés : en 1932, aux Jeux olympiques d’été de Los Angeles, l’Allemand Arthur Jonath offre à  » Adi  » sa première médaille olympique, le bronze, remporté au 100 mètres haies avec des chaussures qui n’ont pas encore de nom. Puis, en 1936, l’athlète américain Jesse Owens rapporte aux Dassler quatre médailles d’or. Car, à l’époque, c’est une histoire de famille : le père d’Adolf travaillait déjà dans une fabrique de souliers û à Herzogenaurach û et son frère Rudolf est devenu entre-temps son associé. Au fil des années, les deux frères peaufinent leurs techniques, élargissent leur palette, deviennent riches et… se disputent. Ils se séparent au lendemain de la guerre.  » Adi  » crée Adidas û contraction de  » Adi  » et de  » Dassler  » û et Rudolf fonde Puma. Devinez où ? Au même endroit, dans la bonne ville de Herzogenaurach, siège encore aujourd’hui des deux entreprises. Puis arrive le  » miracle de Berne « . 1954, le grand mythe fondateur de la nouvelle Allemagne qui remporte le titre de champion du monde de football face à une petite nation du bloc communiste, la Hongrie.  » C’est le retour de l’Allemagne sur la scène internationale « , clame la chronique officielle du groupe, qui tente de prendre une bonne place sur la photo du succès. Car, à entendre les responsables de l’entreprise, sans Adidas l’Allemagne n’aurait jamais pu gagner. Pour la première fois au monde, répète-t-on à l’envi, des footballeurs professionnels ont joué ce jour-là avec des chaussures à crampons modulables. De ceux que l’on visse et que l’on dévisse, pure invention d’Adi Dassler que la firme glisse avec fierté dans le sac de la victoire. Légende ou réalité, le titre de champion du monde ne fera pas seulement du bien aux Allemands.

Adidas va devenir  » la  » référence en matière de football, le nom que tous les petits blondinets du pays associeront désormais à la réussite.  » Nos premières chaussures de foot, lorsque nous étions gosses, étaient forcément des Adidas, remarque Frank Roth, rédacteur en chef adjoint de la revue allemande  » Horizont « , spécialisée dans le marketing et les médias. Celui qui portait des Puma était un perdant !  » Forte de cette identification croissante, la firme va désormais communiquer sur son savoir-faire : Adidas devient  » le  » spécialiste de l’article de sport. Et c’est aujourd’hui encore son fonds de commerce.  » Est-ce que vous pensez sérieusement qu’ils gagnent de l’argent quand ils équipent les haltérophiles ? ironise Michael Hase, journaliste spécialisé dans la communication. Ils peaufinent simplement l’image de ceux qui connaissent leur affaire.  » Si le football représente le noyau dur de la marque de sport û 800 millions d’euros pour 6,3 milliards de chiffre d’affaires en 2003, et 900 millions prévus en 2004 û la firme couvre donc pratiquement toutes les disciplines olympiques et le revendique fièrement. Façon de dire : personne d’autre que nous n’est meilleur dans le secteur.

A la fin des années 1990, un autre phénomène, désormais connu, va ouvrir de nouvelles perspectives de développement. Alors que la pratique du jogging s’est installée dans les pays industrialisés û l’un des moteurs du succès de Nike û la mode, elle aussi, se met à faire du sport. Elle s’empare des survêtements et des chaussures, leur fait quitter les stades et gymnases pour les emmener sur le bitume. Dans un premier temps, Adidas semble ne rien voir venir. La légende raconte même que lorsque le concurrent Puma fit appel à la styliste Jil Sander, en 1998, pour lancer une collection de vêtements alliant la mode au sport û une première dans un univers masculin peu porté sur l’esthétique û le management de la marque aux trois bandes aurait gloussé :  » S’ils se mettent à faire dans la mode, plus personne ne les prendra au sérieux.  » Trop préoccupé sans doute de peaufiner son image de spécialiste de l’équipement sportif, le groupe mettra quelques années avant de réagir à la nouvelle tendance glamour. Mais, en 2003, une première collection est lancée, sous l’égide du créateur japonais Yohji Yamamoto. Et, en 2004, la firme a travaillé avec la styliste britannique Stella McCartney, fille de Paul, à l’élaboration d’une série de vêtements de sport destinés aux femmes. Une révolution dans une entreprise perçue à juste titre par le grand public comme essentiellement masculine.  » Il y a dix ans, nous faisions pour la femme les mêmes vêtements que pour l’homme, mais nous les adaptions simplement à son corps, confirme le patron Herbert Hainer. Aujourd’hui, nous sommes plus à l’écoute de notre clientèle féminine.  » De fait, la collection McCartney semble changer l’approche du traditionnel vêtement de sport Adidas. Soudain, les fameuses bandes rétrécissent, les lignes se font plus raffinées, les couleurs sont moins tranchées, le design a l’air plus soigné. Bref, après quelques années d’hésitation, la firme a compris à son tour que la femme est bien l’avenir de l’homme : elle ne constitue qu’un tiers de la clientèle du groupe, le potentiel est loin d’être exploité.

Le football, la mode et l’autre sexe, voilà donc la formule du succès, ce qui signifie, si on traduit celle-ci en chiffres, que les bénéfices d’Adidas-Salomon devraient grimper de 20 % cette année et le chiffre d’affaires de 5 %. Il faut dire aussi que le marché asiatique connaît une expansion à deux chiffres tous les ans. Et que même les Etats-Unis, chasse gardée de Nike, semblent vouloir ébaucher l’esquisse d’un sourire à la marque aux trois bandes, désormais sponsor officiel de la Ligue de football (soccer) : la direction prévoit pour cette année une légère augmentation de son chiffre d’affaires outre-Atlantique û après un exercice 2003 perturbé. L’avenir apparaît en outre plutôt dégagé avec la perspective de la prochaine Coupe du monde de football, qui se déroulera, ne l’oublions pas, en 2006 en Allemagne. Les stars sous contrat, les Zidane, Beckham et autres font partie des meilleurs. De même que les équipes nationales, telles la France et l’Allemagne, ou les clubs, du Milan AC au Real de Madrid. Bref, Adidas a de quoi inspirer confiance. Du reste, c’est l’entreprise la plus solide aux yeux des actionnaires allemands, selon une étude citée par la revue économique  » Manager Magazine « , et réalisée outre-Rhin par l’institut de sondage Emnid. 68 % des actionnaires interrogés ont déclaré faire confiance au patron du groupe pour renforcer la valeur de l’action.

 » ça ne rigole pas, mais c’est fiable  »

Pourtant, la firme allemande traîne toujours derrière elle ses lenteurs passées, comme un boulet.  » A chaque nouvelle tendance apparue au cours des dernières décennies û le jogging, l’aérobic, la mode û ils ont toujours réagi plus tard que les autres, constate le journaliste Michael Hase. Même leurs pubs manquent un peu de cet effet de surprise qui vous fait dire  » waouh !  »  » Adidas fabrique les meilleurs produits, mais Nike communique mieux sur les siens « , renchérit l’analyste de la banque Sal. Oppenheim, Jörg Philipp Frey. Moins spectaculaire peut-être, plus prudent sans doute, mais c’est un choix rétorque le président du directoire, Herbert Hainer :  » Nike peut sortir un spot avec  » Boing  » pour tout slogan et faire rire tout le monde ; cela ne nous correspond pas, je ne vois pas pourquoi nous irions les rejoindre sur cette voie-là.  » Car le fabricant allemand préfère s’appuyer, lui, sur ses points forts, la tradition et le savoir-faire, la solidité dans la continuité : sa dernière campagne de pub, sortie avant la Coupe d’Europe de football, mettait logiquement en scène un mythe de l’histoire du sport, Mohamed Ali, boxant avec sa fille, symbole du renouveau, ou entouré de stars d’expérience, tel l’incontournable duo Zidane-Beckham. Solidité, fiabilité, crédibilité, bien que le management s’en défende, les vertus mises ainsi en avant ressemblent fort aux grandes valeurs de la culture d’entreprise allemande.  » C’est du sérieux, ça ne rigole pas forcément, mais c’est fiable : avant d’être drôle, la chaussure de sport doit être solide ! plaisante Hartmut Zastrow, codirecteur de l’institut de recherche Sport+Markt AG, spécialisé dans le sponsoring sportif. Même si elle est maintenant fabriquée en Asie, elle doit répondre aux critères de qualité du  » made in Germany « .  » Mais n’allez surtout pas répéter aux managers d’Adidas que ce groupe très international conserve finalement des racines allemandes. Même si vous voulez leur faire un compliment, en soulignant leur sérieux et leur souci de la qualité, ils préféreront vous expliquer que leur direction est multinationale, qu’au siège bavarois on ne se parle qu’en anglais et qu’on y compte plus de 40 nationalités. A Herzogenaurach, on semble aimer la diversité des origines. Mais pas des âges. Les seuls  » vieux  » de plus de 40 ans que l’on croise dans les couloirs sont les chauffeurs de l’entreprise ou les patrons. Cette belle jeunesse uniforme ferait même un peu froid dans le dos. Mais ça, c’est une autre histoire.

Blandine Milcent

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