Aucune autre terre d’Irlande n’a réussi un mariage aussi majestueux entre ses lacs, ses montagnes, ses landes et l’océan. Un décor empreint de mystère où, cachés parmi les moutons et les tourbières, sommeillent partout des souvenirs de l’histoire gaélique.

La porte du Connemara se nomme Galway, cité portuaire aux ruelles colorées d’où s’échappent, presque comme une évidence, les airs enivrants de mélodies celtiques s’échangeant contre quelques cents. La musique, ici comme dans toute bourgade irlandaise, est une religion qui ne divise personne. Quand elle ne s’invite pas dans les rues, ce sont les pubs qui lui offrent un écho, chaque soir, quitte à attendre que le football ou le rugby aient fini de lui piquer la vedette. Ici, dans cet ancien village de pêcheurs où Christophe Colomb aurait fait une brève escale avant de s’en aller découvrir l’Amérique, les musiciens ne sortent pas forcément leurs harpes ou leurs guitares pour amuser les âmes de passage. Ils le font parce qu’ils aiment ça, parce que le patelin possède encore de nombreux bars authentiques – notamment le bien nommé O’Connor’s, qu’une même famille fait vivre depuis plus d’un siècle, du côté le plus calme de la rivière Corrib – et, pour être tout à fait honnête, parce que sans cela Galway serait un peu triste…

Une promenade sur les quais, quelques coups d’oeil aux boutiques de Cross Street et de Quay Street, un détour par l’agréable Kennedy Park ou un petit bonjour à ce bon vieux Oscar Wilde statufié – le gaillard était originaire de Dublin, mais c’est toute l’Irlande qui en reste fière -, et la porte de Galway peut déjà presque se refermer. Certains diront qu’avant de partir, il n’est pas inutile de prendre quelques forces. Chez Mac Donagh’s, on vous affirmera que l’on sert le meilleur fish and chips de la ville, même s’il ressemble comme deux gouttes de citron à celui du voisin. Mais le plus important, c’est surtout d’avoir une bonne nuit de sommeil derrière soi. Et de prendre une très longue bouffée d’air avant d’aller admirer les décors d’une région à couper le souffle, ceux d’un Connemara  » d’une beauté sauvage, magnifique en tous points « , comme le décrivait un certain… Oscar Wilde.

LA ROUTE CÉLESTE

Cap vers l’ouest irlandais et toutes les histoires qui l’accompagnent, gravées à la fois dans ses pierres, ses falaises et même ses îles qui ont choisi le berceau de l’océan. Nous sommes sur une portion de la Wild Atlantic Way, la plus longue route côtière balisée… du monde, avec 2 500 km d’asphalte, de virages et de panoramas qui se laissent apprivoiser à l’unique condition d’accepter les humeurs des nuages, lunatiques à souhait. En se dirigeant vers Clifden, on traverse de véritables poèmes naturels, où la tourbe se reflète sur l’eau, où les poneys et les moutons semblent ébahis par les teintes rousses des landes, à quelques pas de villages qui vivent aujourd’hui dans la tranquillité la plus méritée, loin des souvenirs du sanguinaire Cromwell ou de la Grande Famine de 1845.

On passe notamment par Carraroe, Carna, Cashel ou Roundstone, qui méritent autant le bol d’Eire que l’inévitable pause Guinness, celle-ci étant à consommer avec une modération que les habitants du coin ne connaissent pas toujours. Puis, à Clifden, petite ville considérée comme la  » capitale  » du Connemara grâce à ses… 2 000 habitants, on ne peut que s’offrir une véritable étape. D’abord en raison d’une anecdote méconnue : en juin 1919, le lieu vit atterrir le premier vol transatlantique de l’histoire – piloté par un tandem d’aviateurs -, huit ans avant l’homologation officielle de Charles Lindbergh – qui réalisa l’exploit en solitaire. Ensuite parce que nous arrivons ici au point de départ d’un itinéraire somptueux qui mérite presque à lui seul d’aller sentir les bruyères du Connemara : la Sky Road. S’échappant à travers la péninsule de Kingstown en épousant les contours de la côte découpée, cette boucle d’à peine une dizaine de kilomètres – autos, vélos et bottines de marche s’y côtoient – constitue un tableau bleu et vert façonné pour séduire. On y aperçoit notamment les ruines d’un château bâti par un certain John D’Arcy, jeune noble originaire de Galway qui peupla de moutons les collines du coin avant de fonder la ville de Clifden au début du XIXe siècle. Et quand le sommet de cette  » route du ciel  » est atteint, à environ 150 m au-dessus du niveau de la mer, le point de vue sur les flots agités de l’Atlantique est tout simplement éblouissant.

DES HOMMES ET DES PIERRES

Non loin de là, s’étend la chaîne de montagnes la plus célèbre du Connemara, qui a reçu le nom de Twelve Bens en raison des… douze sommets qui dessinent ses contours. On ne s’y aventure jamais bien haut – le point culminant est à 730 m -, mais on y fait de splendides rencontres avec toutes les couleurs dont la région dispose : de la grisaille des pierres ancestrales aux herbes beiges des campagnes, en passant par le vert – toujours lui – qui recouvre les vallées et les rives des hameaux disséminés dans le paysage. Randonnées obligatoires et sentiers aisés, accessibles depuis le joli village de Letterfrack. En redescendant, impossible de manquer le détour par l’impressionnante abbaye de Kylemore, bijou d’architecture gothique qui, par temps clair, offre ses reflets au lac du même nom. A ses côtés, se dresse un château dont les murs abritent une histoire aussi belle que tragique. Dans les années 1800, son richissime propriétaire l’a voulu somptueux après avoir perdu successivement sa fille, puis sa femme, durant la construction. A défaut d’apaiser son chagrin, les marbres et les vitraux les plus éclatants ont servi d’hommage…

La balade peut se poursuivre n’importe où. A travers les 2 000 ha du Parc national, où les esquisses de forêts et les lacs immenses accueillent des silences qui font un bien fou. Sur l’île d’Omey, que l’on peut rejoindre à pied à marée basse et qui dévoile l’un des secrets les mieux gardés du Connemara : ses plages de sable blanc, qui s’invitent plus souvent que l’on ne le croit dans ce paysage irlandais décidément plein de surprises – il faut d’ailleurs se rendre à White Strand pour constater que l’eau n’est pas forcément plus bleue ailleurs. Après, on s’aventure partout où la moindre petite route s’ouvre, en contournant les itinéraires évidents pour naviguer à travers des lieux sauvages à peine domptés par les chevaux. C’est comme cela, presque par hasard, que l’on tombe sur le Quiet Man Bridge, le pont en pierre qui servit de scène à L’homme tranquille, où John Wayne découvre la beauté de l’Irlande après avoir reçu trop de coups – il y incarne un boxeur – et cherche au Connemara le fameux repos de l’âme, un goût de meilleur. Et c’est aussi en ne prévoyant rien que l’on arrive au Derryclare Lough, au milieu duquel flotte un îlot d’arbres semblant sorti du lac avec l’unique intention de décontenancer le plus blasé des photographes…

LES PARFUMS DU BURREN

En atteignant Killary Harbour, on pensait s’arrêter là, ne plus jamais bouger, en gardant les yeux grands ouverts face au plus long fjord d’Irlande, à peine dérangés par la présence d’un bateau égaré dans la fascinante tourmente du décor. On a voulu rester devant cette image qui résumait tout : la noirceur de la montagne qui se jette dans l’eau froide, à quelques enjambées de la bourgade de Leenane et de son port presque désert. C’est peut-être la musique qui passait dans nos oreilles – celle de Sinead O’Connor, The Pogues, Hozier ou The Dubliners, parmi d’autres perles irish – qui nous a donné envie d’aller un peu plus loin. Et de pousser une tête jusqu’au comté de Clare, qui sommeille juste en dessous du Connemara. Un bonus en forme de plateau karstique, qui continue à épouser l’Atlantique mais avec la ferme intention de prolonger le plaisir. Au large, les paisibles îles d’Aran jouent les parfaits seconds rôles. Ici, les reliefs blanc neige, élimés par les siècles, rendent l’escapade aussi fantomatique que fascinante.

De nombreux châteaux y trônent, répondant aux noms énigmatiques de Ballinalacken, Carrigaholt ou Doonagore. A leurs côtés, s’éparpillent des forteresses en ruine, des restes d’églises ou l’incontournable dolmen de Poulnabrone, dont les sept blocs de pierre ont été assemblés il y a près de 6 000 ans pour accueillir des sacrifices… humains. Si tant de vestiges sont encore debout, c’est parce que la région est tellement aride que même Cromwell ne prit guère le temps de s’y rendre pour la martyriser. Et si les chèvres sont aussi présentes sur les reliefs – principalement sur la route qui relie Ballyvaughan à Corofin -, c’est parce qu’elles servirent jadis de remèdes aux conflits et à la famine. Les montagnes, elles, prennent ici des nouvelles couleurs, que le Connemara n’affichait pas. Les roches et, surtout, les couches de calcaire leur confèrent une atmosphère lunaire, que l’on traverse en longeant les routes sinueuses d’une région nommée Burren ( » lieu de pierre  » en gaélique). Des routes parfois bien cachées, comme celles qui s’aventurent vers le hameau de Carron et au bord desquelles la végétation reprend sauvagement ses droits. L’excursion n’est pas vaine : en suivant les bons panneaux, on trouve la très jolie Burren Perfumery, qui n’est rien d’autre que la plus ancienne parfumerie de toute l’Irlande. Perdue au milieu de nulle part, elle continue à fabriquer ses propres senteurs, crèmes ou savons avec les plantes qui l’entourent…

Retour vers la côte pour l’apothéose. Cette fois, c’est la seule musique de la nature qui accompagne les pas vers la fresque la plus ténébreuse de la Wild Atlantic Way. Son nom : Moher. Son cadre : pas moins de 8 km de falaises gigantesques, qui dominent l’océan en le regardant de très haut – jusqu’à plus de 200 m -, formant un rempart aussi déchirant que vertigineux. Tout en bas, les vagues viennent littéralement s’éclater contre les rochers, tandis que les vertes plaines formant les sommets restent imperturbables, malgré le vent qui y sème sa grogne. Les oiseaux marins – du moins les plus courageux d’entre eux – balayent un ciel qui semble se battre en permanence avec les cumulus et le soleil. On a tourné ici l’un des plans du sixième épisode de la saga Harry Potter, ainsi que des scènes des Canons de Navarone. Et c’est vrai que tout au long de la promenade, on a plus l’impression d’être dans un film que sur terre, tant le panorama à 360 degrés sur ce morceau d’Irlande laisse sans voix. Une belle façon de dire au revoir à ces décors dramatiques, puissants, presque symphoniques…

PAR NICOLAS BALMET

ICI, LES RELIEFS BLANC NEIGE, ÉLIMÉS PAR LES SIÈCLES, RENDENT L’ESCAPADE AUSSI FANTOMATIQUE QUE FASCINANTE.

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