LE SUPER CHEF BRÉSILIEN

Il sera, ce lundi 14 mars, une des grandes vedettes des Flemish Primitives, à Ostende. Alex Atala, le chef le plus doué et le plus titré du Brésil a découvert sa vocation en Belgique. Rencontre exclusive, à São Paulo, avec un cuisinier d’une touchante sensibilité.

São Paulo. La rue résidentielle en cul-de-sac est calme, déjà engourdie par la chaleur estivale de la grande ville brésilienne. Alex Atala arrive en milieu de matinée dans son restaurant D.O.M. – pour Dominus Optimus Maximus, une locution latine  » vue dans une église à Milan « . La salle est magnifique avec ses deux immenses fenêtres verticales qui montent jusqu’au plafond. Entièrement vitrée, la longue et étroite cuisine respire l’ordre, la propreté et la méthode : on peut y observer la brigade en pleine activité accommodant chaque ingrédient comme s’il s’agissait d’une pierre précieuse.

Atala serre dans ses bras la femme de ménage. Puis il s’attarde sur quelques produits typiques du Brésil, en examinant attentivement la pêche qui lui a été livrée le matin même en provenance de l’Amazone. Et pour nous faire apprécier l’extraordinaire richesse méconnue du Brésil, il fait sortir des frigos deux impressionnants spécimens de pirarucu, un des plus grands poissons d’eau douce au monde qui peut atteindre 3 m de longueur et peser 200 kg.  » Mon grand-père maternel et mon père partageaient la même passion pour la chasse et la pêche. Tous leurs moments de liberté leur étaient consacrés. Enfant, puis adolescent, je les accompagnais. Tout ce que je connais de la faune et de la flore sauvages, je le tiens d’eux. « 

UNE ODYSÉE EUROPÉENNE VIA NAMUR

Alex Atala est né le 3 juin 1968 à São Bernardo do Campo. Avec Santo André, et São Caetano do Sul, cette ville forme la région dite ABC, une zone industrielle dense, qui accueille entre autres des entreprises comme Ford ou Volkswagen.  » Ces cités ouvrières ont été marquées par les grandes grèves des années 1970 et 1980. Luiz Inácio Lula da Silva, qui est devenu président du Brésil, menait ses réunions du syndicat de la métallurgie dans le bar à deux pas de chez nous. Mon père et moi aimions prendre un verre en sa compagnie.  » L’adolescence d’Atala s’accompagne ainsi d’une prise de conscience politique –  » Je peux témoigner de la violence de la police à l’égard des ouvriers  » – qui se traduit, entre autres, dans une passion pour la musique punk rock.  » J’avais un ami plus âgé, qui est devenu DJ à São Paulo. À 16 ans, je l’ai rejoint, fait de petits boulots, enregistré des cassettes pour lui…  » Le temps d’amasser l’argent nécessaire pour mettre le cap sur l’Europe.

 » L’Europe, c’était le rêve : découvrir la musique, la liberté politique.  » Après une halte en Italie, l’adolescent débarque à Bruxelles les poches vides. Deux amis vont l’aider. L’un l’héberge  » à Uccle, au terminus du bus 38  » et lui procure un travail de peintre en bâtiment. L’autre lui conseille de s’inscrire, comme lui, à l’école hôtelière de Namur, dans le but d’obtenir un visa.  » Ce n’était pas une vocation, simplement une nécessité de vivre quelque chose d’unique. Au Brésil tout était difficile d’accès. Ici en quelques mois, j’allais aux concerts rock, j’avais une petite chambre, la télévision et… un vélo pour me déplacer. J’étudiais et je travaillais. C’était dur mais c’était l’aventure. J’explorais une autre culture. « 

Atala fréquente l’école hôtelière près de deux années, ce qui lui donne accès à un stage auprès du 3-étoiles le plus créatif de l’époque : Jean-Pierre Bruneau, à Bruxelles.  » Là j’ai expérimenté la hiérarchie. Au Brésil, la notion de  » vous  » n’existe pas. Tout le monde est sur le même pied, jeunes et moins jeunes. Pour le gamin brésilien que j’étais, l’ambiance était militaire. J’y ai appris ce qu’était la brigade, le chef, les sous-chefs… J’étais commis, mais au début je faisais surtout la plonge !  »  » Monsieur Jean-Pierre  » le repère cependant lorsqu’arrive la saison du gibier.  » Comme moi, il aime la chasse. Grâce à mon père et mon grand-père, j’avais appris comment traiter le gibier. La même chose pour le poisson. « 

Un ancien cuisinier de chez Bruneau, touché par son envie d’apprendre, recommande Atala dans une autre maison 3-étoiles, à Saulieu, en Bourgogne, sous la houlette du célèbre Bernard Loiseau (1951-2003). Il fait alors équipe avec deux jeunes Nippons.  » C’est sans doute les moments les plus durs que j’ai vécus en cuisine. Les Japonais sont des machines. Par contre, j’étais plus organisé qu’eux, donc plus rapide. J’étais un bon soldat et cela m’aidait beaucoup.  » Le bosseur n’a pas peur des longues journées de 16 heures et plus.  » J’étais ravi d’être en cuisine. Et j’avais l’occasion d’apprendre de nombreuses choses.  » Les bases de la cuisine française, notamment la maîtrise des sauces, il les a acquises lors de cette année passée chez Loiseau.

Ses économies lui permettent alors de rentrer au Brésil pour les fêtes de fin d’année. Il y rencontre Cristiana ; elle étudie la mode à Milan.  » J’étais amoureux et j’avais envie de passer du temps avec ma future femme. Les longs horaires d’un restaurant gastronomique, je n’en voulais plus.  » Durant deux ans, les tourtereaux s’installent dans la capitale de la Lombardie où Cristiana poursuit ses études. Alex, lui, travaille successivement dans trois modestes trattorias pour accéder au rang de chef.  » En Italie, je faisais mes achats chez les paysans. J’ai ainsi appris que pour un bon cuisinier l’essentiel est l’ingrédient et que c’est à force de répéter les mêmes gestes que l’on peut tendre vers la perfection. « 

Le jeune couple rentre au Brésil en 1994,  » pour que Pedro, notre fils, naisse au pays « . Atala est engagé comme sous-chef d’un restaurant appelé Sushi & Pasta.  » São Paulo est italienne mais c’est aussi la plus importante ville japonaise, extra-muros, d’où le concept. Deux mois plus tard, il est nommé chef. Il passe ensuite à un autre restaurant italien qui devient en trois ans le meilleur de la ville.  » Je cuisinais des recettes italiennes mais aussi des plats inspirés de la tradition brésilienne. C’est là que j’ai commencé à utiliser des ingrédients de chez nous, ceux que j’avais appris à connaître, enfant, aux côté de mon père et de mon grand-père. « 

RECETTES AVANT-GARDISTES POUR INGRÉDIENTS LOCAUX

En 1998, Atala ouvre son premier restaurant, Namesa (À table) : une table unique pour 16 couverts, sans chichis, mais immédiatement sacrée la meilleure du Brésil. Un an plus tard, un magnifique établissement, un restaurant japonais en faillite, lui permet d’ouvrir son D.O.M. Pour faire connaître sa démarche, axée sur la valorisation des ingrédients locaux, il publie un premier livre remarquable en tous points, Gastronomía – Brasil – Reflexões. Sous-titré  » Pour une gastronomie brésilienne « , l’ouvrage compte deux tomes. L’un, uniquement constitué de photos, se feuillette comme une expédition à travers tout le pays, à pister les ingrédients et leurs producteurs  » que la plupart des Brésiliens ne connaissent pas eux-mêmes, parce que, vu les distances d’un point à l’autre, on ne les trouve que localement « .

Le second tome décline, lui, une série de recettes avant-gardistes, tant dans les techniques employées que dans le concept même des plats. Atala détaille sa version de la cuisine fusion. Le foie gras côtoie une purée de mandioquinha, une racine riche en hydrates de carbone, cousine du manioc. Le jarret de veau  » à l’ancienne  » est accompagné de c£urs de palmier rôtis au four. De la truffe d’été est servie avec des rondelles de c£ur de palmier pupunha. Une huître frite en chapelure de brioche se marie à des £ufs de saumon et un tapioca à grosses perles : une recette aujourd’hui devenue un des plats emblématiques du D.O.M. Les fettucine de c£ur de palmier au beurre et à la sauge, parmesan et poudre de popcorn, une autre spécialité maison, intriguent. Des lanières de c£ur de palmier frais sont cuites comme des pâtes et saucées avec un beurre à la sauge, la poudre de popcorn apportant une note singulière. Une préparation iconique qui démontre que la carte actuelle du D.O.M. poursuit l’objectif cher à son chef : mettre en scène des ingrédients typiquement brésiliens dans des recettes qui se servent à la fois des techniques et des produits similaires à ceux utilisés par les grands restaurants du monde. C’est le cas aussi de sa purée de betteraves réalisée avec de l’huile d’olive, du jus de mandarine et de l’essence de piprioca. Connu des parfumeurs, le piprioca est une racine typique d’Amazonie qui possède un arôme versatile et qui s’exprime donc différemment selon l’ingrédient auquel il est associé : Atala l’utilise aussi avec une crème de cacao, du boudin noir…

À la 18e position du classement mondial (avec une progression de 6 places l’an dernier), Atala fait aujourd’hui partie des chefs les plus inspirants de la planète. Invité au début des années 2000 pour une démonstration à Barcelone, il y fit la connaissance de Ferran Adrià, le pape de la cuisine moléculaire, qui fut convié au Brésil et en Amazonie pour un voyage plein d’enseignements.  » J’avais été formé pour être un second. Devenir chef était un rêve ! Et que dire d’être aujourd’hui reconnu comme le plus doué du Brésil ? Je ne travaille pas pour être le meilleur au monde. Mais ce que je fais doit être parfait. « 

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