En quelques années, le nature a chamboulé le monde vinicole. Soucieux de l’environnement, de l’expression du terroir et du bien-être du consommateur, ce vin incarne le goût du jour. Chez nous aussi. Explications.

 » Chassez le vin naturelà il revient au goulot « , le slogan illustré par le dessinateur Siné pour orner le tee-shirt de l’Association des Vins naturels a des allures de prophétie. Difficile désormais de ne pas croiser une table bien dans son époque qui ne propose pas au moins une référence de vin nature. Qu’il s’agisse de Rouge Tomate (Bruxelles), du classieux Dôme (Anvers) ou du moléculaire L’Air du Temps (Noville-sur-Mehaigne), les flacons dits  » nature  » ont conquis le palais des sommeliers les plus exigeants. Plus symptomatique encore, on les retrouve à la carte d’adresses qui incarnent l’excellence gastronomique nationale, qu’il s’agisse des triples étoilés Hof Van Cleve (Kruishoutem) et De Karmeliet (Bruges), ou encore de l’emblématique Comme chez soi (Bruxelles). Aujourd’hui, ces flacons possèdent même leurs grands-messes, des salons ultracourus tels que, dans l’Hexagone, La Dive Bouteille ou La Renaissance des Appellations. Dans la foulée, la presse spécialisée se penche également sur le phénomène, à l’instar de La Revue du Vin de France – jusqu’ici pourtant frileuse en la matière – dont les colonnes s’ouvrent désormais aux acteurs de ce renouveau £nologique.

Que s’est-il donc passé ? Quand on sait qu’à l’origine ces jus non conformes à l’orthodoxie viticole se sont attiré les foudres d’un grand nombre de spécialistesà Avec des nez atypiques et des procédés déroutants, ils étaient considérés au mieux comme des vins d’illuminés, au pire comme des vins de bouseux juste bons à élever des chèvres dans le Larzac. Pas de doute, aujourd’hui c’est bien le vent – et non le vin – qui a tourné.

Un contexte favorable

Le succès des vins nature est indissociable des préoccupations écologiques actuelles. Quiconque boit du vin et est sensible aux questions d’environnement s’interrogeà Comme l’a écrit Denis Saverot, directeur de la rédaction, dans La Revue du Vin de France(1),  » La viticulture a longtemps été l’une des activités les plus polluantes de l’agriculture moderne. A elle seule, la vigne a absorbé depuis dix ans un tiers des 95 000 tonnes de pesticides épandus chaque année en France, premier utilisateur en Europe de ces produits. Songez que jusqu’en 1972 on traitait les vignes au DDT, terrible poison mis au point par l’homme pour détruire les insectes.  » Le constat alarmant a été corroboré par Claude Bourguignon, célèbre biologiste français spécialiste des sols, qui a tiré la sonnette d’alarme en déclarant que  » Dans beaucoup de vignobles français il y a moins de vie microbiologique qu’au Sahara « .

Face à ce désastre et à ses conséquences sur le vin, une poignée de viticulteurs (2) s’attache à renouer avec l’idée d’un vin au plus proche d’une vérité qui ne soit pas celle de la technologie mais celle de la nature qui le porte.

Avant toutes choses, une petite explication s’impose pour éviter la sempiternelle confusion entre vin nature et vin bio. A proprement parler, il n’existe pas de vin bio dans la mesure où comme tout vin est le résultat de deux procédés distincts : la culture du raisin et la vinification. Vin bio, cela signifie simplement que les raisins avec lesquels il a été produit sont issus de l’agriculture biologique. C’est rassurantà mais loin d’être suffisant. Pour cause, dans certains cas, cette agriculture respectueuse peut être complètement gâchée par une vinification peu scrupuleuse introduisant des intrants chimiques de synthèse (levures exogènes, sulfiteà) qui en altèrent le goût.

Face à cette situation paradoxale, une autre conception s’est développée que l’on nomme à défaut  » nature « . Pour la comprendre, il faut revenir aux années 1960, époque à la fois providentielle et fatale aux vignerons. C’est le moment où l’industrie pétrochimique se lance dans une grande campagne pour la promotion de ses produits. Elle introduit d’abord le désherbant, spontanément adopté par les viticulteurs. A surface équivalente, il ne faut plus que deux jours pour désherber ce qui avant prenait quatre mois. Cet acte d’apparence anodin a été le premier coup porté à la vie des sols. Un premier effet pervers en découle : sans l’assistance des microbes et des bactéries, la racine de la vigne ne peut plus se nourrir du sol. Elle ne pousse plus. Qu’à cela ne tienne, l’industrie sort un second remède miracle : les engrais chimiques. Sous leur effet, les vignes poussent à nouveau mais le lien est alors une première fois rompu avec le terroir qui se voit là trafiqué.

Plus grave encore, les vignes deviennent davantage sujettes aux maladies. Troisième botte secrète de l’industrie : les médicaments dits  » systémiques « . Des produits qui pénètrent dans la sève et mettent le métabolisme de la plante en danger. Peu à peu, le vin perd son goût et sa saveur. Pour compenser cela, la pétrochimie propose alors près de trois cents levures aromatiques synthétiques, c’est ce qu’on appelle les  » levures exogènes « . Grâce à ces dernières, n’importe quelle vinasse peut avoir le goût de framboise, mûreà Reproductibles à l’envi, ces levures permettent aux vignerons de signer des vins calqués sur des critères industriels et des analyses de marché. Aussi faciles à faire qu’un yaourt avec à la clé le même résultat gustatif d’année en année. Dans la foulée, les crus devenus techniques et artificiels perdent leur propension à vieillir en se bonifiant. Résultat : les appellations sont tronquées et l’amateur floué.

Une révolution copernicienne

C’est contre cet état de fait que s’inscrit le vin nature, dont en Belgique aussi, une série de personnalités crédibles font l’apologie. Laurent Mélotte par exemple. Cet ingénieur agronome faisant valoir une spécialisation brassicole est une tête chercheuse gustative, aussi à l’aise avec un thé millésimé de Chine qu’avec des épices rares. Normal quand on a été responsable, pendant plusieurs années, de la qualité gustative d’un panel de bières au sein de l’entreprise qui s’appelait alors Interbrew. Précis sur les dégustations, il a tout plaqué pour se concentrer sur le vin nature.

Installé à Pécrot, en Brabant wallon, Laurent Mélotte n’a pas hésité à transformer son salon en boutique-entrepôt ouverte aux particuliers. Converti au nature, il propose également des séries de cours pour s’initier au phénomène.  » Il y a plusieurs raisons de venir au vin nature, s’enthousiasme-t-il. L’environnement, la santé, la curiositéà Même si je considère qu’à notre époque le minimum pour un produit de luxe comme le vin serait de se rallier au bio, ce n’est pas cette question qui m’y a mené. élevé au goût de la ferme, je me suis passionné pour le « nature » parce qu’il élargit le spectre des arômes et la palette des goûts. Quand je bois un vin avec du sulfite, je le goûte immédiatement. Il y a un caractère serré, constipé, qui m’insupporte. Je pense qu’il faut se former au vrai goût des choses : notre palais est malheureusement formaté selon les critères de l’industrie agroalimentaire qui sont ceux de la production de masse. Dans le vin nature, on retrouve le fruit, le solà soit des saveurs gourmandes que ne restituent pas aussi fidèlement les vins conventionnels. « 

 » Gourmandise  » et  » croquant  » sont les deux termes qui reviennent dans la bouche de Laurent Mélotte pour caractériser les flacons qu’il défend.  » Un véritable apprentissage est nécessaire pour aborder le nature, souligne-t-il. Sans cela, un vin peut finir dans l’évier alors qu’il aurait suffi de le carafer correctement. Il faut également savoir que des notes oxydatives, celles qui effraient les puristes, de pommes blettes par exemple, peuvent créer de belles harmonies mets-vins avec la cuisine indienne. « 

Avec le vin nature, certains principes sont remis en cause. Par exemple, plus question de mettre Bordeaux au centre du monde viticole. Avec le nature, tous les terroirs, même les plus petits sont sur le même pied, qu’il s’agisse de l’Ardèche ou du Marmandais. Pareil pour les AOC – les fameuses appellations d’origine contrôlée – qui ont ici tendance à s’effacer derrière les vignerons. Sans compter que ces derniers se moquent des étiquettes : ils prennent un malin plaisir à les dynamiter à coups de jeux de mots iconoclastes façon  » Chenain de Jardin  » – en référence au cépage angevin – ou de dessins décalés.

A Bruxelles, le Bistro de la Poste, adresse à la fois caviste et restaurant, valorise cette approche. Guillaume Joubin, le sommelier, a travaillé aux côtés de plusieurs étoilés français de référence, de Marc Veyrat à Olivier Roellinger. Il a également officié à l’Elysée lors du second mandat de Jacques Chirac. Modeste et modéré, il évite tout discours radical :  » Les vins nature possèdent une buvabilité et une digestibilité incomparables. Ce sont ceux qui pour moi respectent le mieux la définition du mot « vin », à savoir : « boisson alcoolisée provenant de la fermentation du raisin ». Je ne dis pas que ce sont les meilleurs vins mais ce sont ceux que j’aime. Sur un terroir, il faut de tout, du vin traditionnel et du nature, c’est cette diversité qui est intéressante.  » N’empêche, Joubin sert la cause avec zèle. Pour preuve, lorsqu’il occupait sa fonction à l’Elysée, 80 % des vins servis lors de la garden-party du 14 juillet étaient nature.

Des flèches continuent toutefois à être décochées à l’encontre des vins nature. Certains leur reprochent d’imposer une autre uniformité – non pas industrielle mais naturelle – celle-là. En clair, ils présenteraient des caractéristiques gustatives similaires qui feraient obstacle à la typicité du terroir. Pour les opposants au nature, rien ne ressemblerait plus à une syrah nature qu’une autre syrah nature, peu importe son lieu de provenance.

Pour Pascaline Lepeltier, sommelière executive pour le groupe Rouge Tomate et véritable encyclopédie sur le sujet, le reproche n’est pas sans pertinence.  » Certains vignerons ont mal compris le message, déclare-t-elle. Il ne s’agit pas de laisser faire la nature. Le vin nature n’est pas un vin de paresseux. Au contraire, il faut travailler d’arrache-pied en amont pour obtenir la matière première la plus noble possible. C’est seulement à cette condition que la vinification pourra être la plus pure possible et, partant, la plus fidèle au terroir. Des grands vins, je pense à la Romanée-Conti ou à Pontet-Canet, travaillent en nature sans communiquer là-dessus. « 

Reste que Pascaline Lepeltier se présente comme une inconditionnelle du genre.  » Un élément devrait interpeller tout le monde, conclut-elle. Le vin est l’un des rares produits sur lesquels n’est pas indiqué tout ce qui entre dans sa composition. Ce manque d’information est regrettable. Pour faire une comparaison, il peut y avoir autant de différence entre deux vins, qu’entre un jus d’orange pressé et un jus à base de concentré congelé. Ce que l’on appelle du vin n’a parfois qu’un vague rapport avec le fruit en questionà  » C’est sans doute la raison pour laquelle de nombreux amateurs considèrent le vin nature comme une voie sans issue. Une fois le pied dedans, plus possible de faire machine arrière.

(1) Editorial de La Revue du Vin de France, février 2009. (2) On estime à 5 % le nombre de vignerons travaillant le vin au naturel.

Par Michel Verlinden

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content