Le féminisme est en passe de ne plus être un gros mot – merci Beyoncé et Julianne Moore, les Pussy Riot et Lena Dunham, La Barbe ou Garance. Le sexisme est devenu un sujet de société, qui donne naissance à des lois, des documentaires, des polarisations virales et des prises de position parfois marketées. Le Vif Weekend a lancé une grande enquête nationale sur ces concepts qui sont vécus dans leur chair, avec plus ou moins d’intensité, par plus de la moitié de la planète. Il y a matières à réflexions.

Sexy, il est devenu sexy, le sexisme – et les questions qu’il soulève et les stratégies de résistance qu’il génère. Entendez par là qu’il n’est plus seulement l’ossature des conversations de quelques militantes convaincues qui ont consacré toute leur vie et toutes leurs forces à le combattre. Depuis quelque temps, nul besoin de remonter très loin, on a vu les réseaux sociaux s’emparer du sujet, avec polarisation à la clé et flots d’injures déversés, chacun étant sommé de choisir son camp à coups de mots incendiaires, de hashtags vindicatifs, de tweets forcément raccourcis et d’images souvent passées au vitriol. On a aussi vu, avec effarement, les dégâts collatéraux provoqués par ce que l’on appelle désormais pudiquement  » les événements de Cologne « , avec, comme premières victimes, ces centaines de femmes agressées sexuellement la nuit du Nouvel An, puis l’instrumentalisation par les uns et les autres, les divergences d’opinions entre les féministes elles-mêmes, les bons conseils de la maire de la ville allemande ( » une certaine distance, plus longue que le bras « ) et les batailles rangées par médias interposés. Plus tard, ailleurs, on a lu les noms de la sélection 100 % mâle du Festival de BD d’Angoulême, on a entendu les commentaires de Donald Trump qui  » chérit  » tant les femmes, aimé surtout les parodies virales, mais on n’a pas réussi à éviter les images des fesses de Miley Cyrus, néo-féministe pop hyper sexuée victime de slut-shaming,  » intimidation des salopes « , en français dans le texte.

Ce n’est donc pas un frémissement, c’est une lame de fond et Le Vif Weekend a voulu l’analyser, la chiffrer, l’interroger et la mettre en perspective. Au début du mois de mars dernier, Linda Scheerlinck, Research Manager chez Roularta, a donc diligenté une enquête nationale sur  » les comportements inappropriés « . Quelque 2 500 personnes y ont répondu – c’est beaucoup, mieux, c’est un succès, ce qui prouve un réel intérêt pour la question. Parmi elles, des femmes (68 %), des hommes (32 %), des jeunes et des moins jeunes, de 25 à 65 ans et plus, des cadres, des employés, des indépendants, la plupart diplômés, des citadins et des campagnards, nos lecteurs, mais pas seulement.

 » ON POURRAIT CHANGER LA CONSTITUTION  »

Quand on parcourt les réponses à un tel questionnaire, on peut parfois être tenté de voir le verre à moitié vide – un homme sur dix trouve que l’exhibitionnisme, ce n’est pas grave… Mais on peut aussi choisir de se concentrer sur la moitié pleine. C’est exactement ce que privilégie Linda Scheerlinck :  » 88,8 % de nos sondés estiment que les comportements sexuels inappropriés ont toujours existé, dans toutes les cultures. Je trouve ce chiffre rassurant, d’autant plus que 96 % trouvent que cela constituait déjà un problème avant les agressions de masse à Cologne, contrairement à ce que certains voudraient nous faire croire.  »

C’est aussi la voie choisie par Irene Zeilinger, fondatrice et directrice de l’association Garance, qui  » défie les idées reçues sur la violence par son analyse féministe du genre  » et  » s’inscrit dans une logique de prévention primaire, entre autres par l’autodéfense « . Quand on lui annonce, un peu dépitée, que seules 22 % de femmes ayant répondu se déclarent  » tout à fait féministes « , elle bondit presque de joie, d’autant que l’on a rajouté que les  » plutôt  » s’élèvent à 57 %.  » C’est génial, c’est énorme. Vous auriez fait le même sondage il y a cinq ans, les chiffres auraient été beaucoup plus bas. Franchement, cela me surprend positivement. Evidemment, cela pourrait être mieux, on va travailler pour arriver à 100 % ! Mais imaginez, 79 %, cela veut dire que c’est une attitude ou une position politique qui semble être attractive pour une grande partie de gens – là, on a déjà une majorité qualifiée des deux tiers, on pourrait changer la Constitution…  »

Précision qui a son importance, cette question arrive en toute fin de notre questionnaire, c’est voulu, tout simplement parce que ce mot fait peur. Depuis des décennies, les féministes sont (souvent) caricaturées en sorcières brûleuses de soutien-gorge qui détestent les hommes et rêvent de les dominer, on force à peine le trait. Comment dès lors s’identifier à ce portrait de virago ? Cela dit, d’autres modèles existent aujourd’hui – de Beyoncé (lire par ailleurs) à Axelle, le magazine de Vie Féminine, des Femen aux actrices du numérique #JamaisSansElles, des Georgette Sand (lire par ailleurs) aux chercheuses de l’Institut belge pour l’Egalité des Femmes et des Hommes. La liste n’est pas close, fort heureusement. Et si le tout ne forme pas une communauté homogène, avec son lot de dissensions parfois profondes, de méthodes diamétralement opposées voire de points de vue irréconciliables, c’est parce que, toutes proportions gardées, il y a autant de féminismes que de féministes. Même après 150 ans de combat et l’émergence d’une troisième ou d’une quatrième génération, cela dépend comment on compte.

SEXISME HOSTILE OU BIENVEILLANT ?

On l’aura compris, le féminisme et le sexisme (donc l’anti-sexisme) partagent plus qu’un simple suffixe en -isme. Le premier, dans notre enquête, répond à cette définition :  » Mouvement militant pour l’amélioration et l’extension du rôle et des droits des femmes dans la société.  » Quant au second, il n’est pas vain de se pencher sur la loi belge baptisée parfois Milquet et plus généralement  » contre le sexisme dans l’espace public « . Elle a vu le jour dans la foulée du ramdam provoqué par le film de Sofie Peeters, Femme de la rue, date du 22 mai 2014 et introduit le concept sur le plan pénal, le décrivant ainsi :  » Tout geste ou tout comportement qui a manifestement pour objet d’exprimer un mépris à l’égard d’une personne, en raison de son appartenance sexuelle, ou de la considérer pour la même raison, comme inférieure ou comme réduite essentiellement à sa dimension sexuelle et qui entraîne une atteinte grave à sa dignité.  »

Ne pas croire que tout est dit, car le phénomène est complexe. Et subtil – prenez le néo-sexisme qui veut que l’on pense que tout est acquis et qu’il n’y a plus de soucis d’égalité entre femmes et hommes.  » Ce discours rend tout simplement invisible les situations d’inégalité, précise la directrice de Garance, parce qu’il n’y a plus de place pour le dire.  » Il est également ambivalent, avec ses deux composantes, le sexisme hostile et le bienveillant, qui ne sont pas incompatibles mais ciblent des victimes différentes. Explication par Patricia Mélotte, doctorante au Centre de Recherche en Psychologie sociale et interculturelle (FNRS) à l’ULB :  » En gros, l’hostile vise les féministes ou celles qui s’écartent du chemin des rôles traditionnels tandis que le bienveillant est réservé à celles qui adhèrent à ces rôles, avec l’idée qu’une femme ne peut vivre sans un homme et inversement, qu’elles sont des choses fragiles qu’il faut protéger. Il est admis, accepté et même souvent encouragé par les femmes. Or, quand elles y sont soumises, les études le montrent, on constate une diminution de leurs compétences.  » Est-ce la raison pour laquelle 12,7 % de nos sondées ne font rien quand elles sont confrontées à des comportements inappropriés, qu’elles sont 8 % à ne pas savoir comment réagir et que 37 % d’entre elles sont convaincues que si elles sont victimes de harcèlement sexuel au travail, il est risqué de s’en plaindre ?

La vigilance est de mise d’autant que le  » sexisme de rue « , devenu un sujet de société, n’est en somme que l’arbre qui cache la forêt, la minuscule pointe de l’iceberg, faisant oublier trop souvent qu’il ne se réduit pas à des regards insistants ou des attouchements dans le tram, à des blagues pathétiques au bureau ou à des insultes crachées dans un lieu public –  » le sexisme est un système d’oppression, rappelle Irene Zeilinger, qui peut se manifester par ces comportements-là mais aussi par le fait que, vous et moi, pour un travail égal nous gagnons moins que les hommes, que les femmes en politique doivent ramer plus pour obtenir de la crédibilité, que notre société est très fortement organisée autour d’un citoyen modèle, un homme blanc, d’âge moyen, de classe moyenne, qui travaille de 9 à 17 heures et qui conduit une voiture – cela se voit dans la mobilité, l’aménagement de l’espace, les services proposés…  » Pourtant, il existe des décrets, des traités, des directives et autres lois qui garantissent l’égalité des sexes et la répression de la discrimination fondée sur ce critère. L’Europe, les Nations Unies, la Belgique et ses Régions y ont veillé. Mais le juridique ne peut pas tout, si l’on veut vivre dans le meilleur des mondes, on ne pourra faire l’économie de l’éducation, de la mise à mort des idées reçues, de la prévention et d’un changement profond des mentalités. 77 % des personnes ayant répondu à notre enquête en sont persuadées. Au boulot.

PAR ANNE-FRANÇOISE MOYSON / ILLUSTRATIONS : MIRION MALLE

HARCÈLEMENT SEXUEL AU BUREAU… …surtout, ne pas s’en plaindre, trop dangereux. C’est l’avis de 37 % des femmes sondées.

61% DES FEMMES DISENT QUE SI ELLES SUBISSENT UN COMPORTEMENT DÉPLACÉ, ELLES RÉAGIRONT DE MANIÈRE ASSERTIVE. EN RÉALITÉ, ELLES SE SURESTIMENT…

70 % DES JEUNES FEMMES DE MOINS DE 35 ANS ONT ÉTÉ CONFRONTÉES À DES COMPORTEMENTS INDÉSIRABLES L’ANNÉE DERNIÈRE.

L’exhibitionnisme, c’est peanuts, ou presque, selon 11 % des hommes.

58% DES HOMMES SE DÉCLARENT FÉMINISTES.

FAIRE DES REMARQUES OBSCÈNES SUR LE PHYSIQUE ? PAS (TRÈS) GRAVE. AINSI PENSENT 26 % DES HOMMES FAIRE DES REMARQUES OBSCÈNES SUR LE PHYSIQUE ? PAS (TRÈS) GRAVE. ET 17 % DES FEMMES.

POUR 73 % DES SONDÉS : LE FÉMINISME AUJOURD’HUI EST TOUJOURS NÉCESSAIRE.

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