L’effet caméléon
Nicolas Pages, 39 ans, écrivain suisse. Signe avec I Love NY, un récit pop et minimaliste transgenre. A son image : tour à tour plasticien, photographe, mannequin, amour impossible de Guillaume Dustan, studio manager de Nan Goldin, ce Pic de la Mirandole 2.0. échappe à toute tentative de classement.
Tout à l’heure, Nicolas Pages dormait quelque part au-dessus de l’Atlantique, entre Los Angeles et la France. Demain, 6 heures, il s’envolera pour Tanger. Vacances. Là, il est 21 heures, café de l’Imprimerie, Paris, 1er arrondissement, terrasse chauffée. Dehors, ça pèle. Nicolas enlève son chapeau, remet ses cheveux en ordre, desserre son écharpe, se frotte les mains, allume une cigarette, commande un premier whisky Sour, » ma nouvelle boisson, j’adore « . L’accent est improbable : un zeste de californien winner, une goutte de parisien Marais, une rivière de Suisse natale. Stigmates des vingt dernières années passées à n’être de nulle part et de partout en même temps : » Je n’ai pas besoin de carte, je sais me retrouver. Que ce soit Lausanne, Zurich, Paris, L.A., New York, Londres et même l’Inde, je me sens à la maison « .
Un nomadisme qui contamine l’£uvre éclatée de ce diplômé en architecture et en arts plastiques de l’Ecole cantonale d’art de Lausanne. Nicolas Pages a bien intégré l’appel des papes de l’art moderne pour un décloisonnement des genres explosif et spontané. Peinture et sculpture ( » il y a longtemps « ), photographie ( » huit ans de portraits intimes de mon ex-mari que je vais présenter en janvier aux éditions Steidl « ), littérature (cinq romans chez Flammarion), mannequinat ( » pour des pubs, il y a 15 ans quand je vivais la bohème, zéro chauffage, zéro loyer, à Paris « ), production de mode (mon nouveau job chez Stardust Visions, grosse boîte californienne – » Madonna par Steven Meisel pour Louis Vuitton, c’est nous « ). Nicolas Pages ne craint visiblement pas de s’éparpiller. Tout est prétexte à expérience.
D’expérience, il est ainsi souvent question dans ses livres. Tant pour les personnages, néoromantiques un brin subversifs, aux vies sentimentales passablement déglinguées. Que pour le lecteur, mis à l’épreuve d’une écriture directe, parlée, sèche, crue, plate, loin, très loin, de toute volonté de » faire joli « . » C’est clair, je n’écris pas pour divertir « , résume l’intéressé. Prenons son premier opus, Je mange un £uf, devenu culte dans le milieu arty. OVNI littéraire publié en 1998 par l’Ecal, ce petit bouquin de 150 pages écrites à la première personne, débite dans un rythme effréné – qui rappelle volontairement les beats techno – des paquets de phrases d’une insondable banalité. Sans autre ponctuation que des virgules. Au hasard, page 14 de l’édition de poche (J’ai Lu) : » je me réveille, j’embrasse N., je dis au revoir à N., je n’ai pas envie de me lever, je somnole, je réfléchis, je me lève,je prépare le petit déjeuner, j’enfile mon peignoir, je m’assieds sur la chaise bleue du balcon, je bois mon café, je fume une clope (à) « . Nicolas fait ses courses, Nicolas part en vacances, Nicolas fait l’amour, Nicolas se fait à mangerà On sature, on s’ennuie ferme, la nausée guette. Mais au bout, cette tentative d’épuisement du quotidien reste, vous colle au corps et accouche d’une sensation étrange. Entre l’extrême conscience de notre finitude et un monstrueux sentiment d’absurdité. C’est moins abouti, mais on pense à Brett Easton Ellis. » Il m’a donné l’envie d’écrire. » A Georges Perec aussi, auquel Les Choses communes (Flammarion), le deuxième roman de Nicolas Pages rend hommage en une sorte d’ersatz années 2000 du Je me souviens (Hachette) de l’écrivain de l’Oulipo.
Du temps de Dustan
Le pitch, donc : une radiographie de la mémoire, une accumulation de souvenirs méthodiquement retranscrits. Dont celui-ci, triste comme la pierre : » Je me souviens que je suis foutu » ; manière désespérée et urgente pour Nicolas Pages de se réapproprier son destin après que feu Guillaume Dustan ait révélé sa séropositivité au c£ur d’un roman intitulé à » Nicolas Pages » (Prix de Flore, 1999, éditions Balland), support d’une longue déclaration d’amour boursouflée et égotique signée par l’apologiste du » no capote « .
On évoque le sujet. Nicolas se cale dans le fond de sa chaise, tire sur sa clope, se lance : » En fait, Guillaume était fou de moi comme d’une espèce d’image. Il voulait qu’on se marie comme Coluche et Thierry Le Luron. Une sorte de manifeste. Il me disait qu’il avait besoin de quelqu’un comme moi pour se battre contre cette merde qui nous arrivait. Mais je ne suis pas un revendicateur et je suis passé pour un grand snob parce que je n’ai pas répondu à ces 500 pages de demande en mariage. On avait des échanges d’idées incroyables – en privé, parce que je ne supportais pas le connard qu’il était en public – mais je n’étais pas amoureux de lui et quand son livre est sorti, j’étais à New York, je travaillais dur pour Nan Goldin, je venais de rencontrer mon mari, j’étais heureux et content d’être loin de ce milieu débile qu’est la littérature française. » Nicolas enchaîne sur sa » survivance « , les traitements » qui marchent très bien sur moi, merci « , le désespoir de la maladie » qui tue plus que le virus « . Il cache mal son émotion. Silence. Il commande un whisky Sour. S’éclipse. Revient. S’allume une cigarette. On passe à autre chose.
Californication
Au présent. A sa vie actuelle, à Los Angeles. Une ville » où la vie tient à un fil » qu’il adore raconter dans la version russe du magazine lifestyle Citizen K. A la façon de Hank Moody, l’écrivain subversif interprété par David Duchovny dans la série télé Californication : » Je leur fournis des nouvelles de 5 à 10 pages, des trucs intimistes, mon analyse sur L.A. C’est à hurler de rire. Plus je crache dessus, plus ils adorent « . Expérimenter. Encore et toujours. Son dernier livre n’échappe pas à la règle. Vous vous attendez à un roman ? C’est ce qu’il est écrit sur la couverture. En réalité, I Love NY, est construit comme une pièce de théâtre. Tout y est : dialogues et didascalies. Lui, voudrait en faire un film. » J’avais d’abord écrit une version narrative, plus classique. J’ai tout envoyé péter. J’aime le résultat : la mise en scène d’une expérience pure avec une pauvreté de langage exceptionnelle. » De fait : I Love NY nous met face à trois copains qui tuent le temps à se raconter dans un français branchouille – limite insupportable – leurs souvenirs d’une époque révolue et fantasmée. Leur vingtaine aux Etats-Unis, quand ils remontaient » la 5e avenue, à quatre heures du mat’, bourrés comme des hélices « . Toute l’atmosphère underground fin de siècle y passe. Quand la coke était subversive et pas encore ringarde, quand » dans les grandes villes le quartier des pédés [était] toujours le plus cool « . Au c£ur des souvenirs cristallisés, un road-trip transcendant à la Kerouac post 09/11, aussi.
Non-écrire
L’embryon d’intrigue (une affaire de came, qu’on oublie aussi vite qu’un épisode des Experts) n’est qu’un prétexte pour l’auteur. En reproduisant méthodiquement tous les détails d’un dialogue, sans grand ajout dramatique, il nous donne la sensation d’espionner une discussion de vieux potes par le trou de la serrure. C’est hyperréaliste. Ellipses, dialogues de sourds, coq-à-l’âne, Nicolas Pages fait comme si son lecteur n’était pas là. Peut-être est-ce parce qu’aucun écrivain ne se cache derrière sa plume. Il le dit lui-même : » Je ne suis pas un écrivain, je ne l’ai jamais été. Je l’ai toujours dit, et mon éditeur devient cinglé quand je dis ça. Non, mes livres sont des albums, des expérimentations, définitivement. » Reste alors à savoir si l’imposture est considérée, ou non, comme une expérience.
Baudouin Galler
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