être chausseur et artiste, ce n’est pas donné à tout le monde. Signer des chaussures dandy rock pour J.M. Weston et, en son nom, des collections féminines, parisiennes et chic, non plus. Michel Perry est un spécimen rare. Portrait d’un homme noble.

Pour éprouver son périmètre, il faut s’aventurer hors de ses terres, tester sa géométrie secrète, franchir la ligne rouge, celle qui délimite ses contours parfois flous. Alors seulement, on peut se (re)connaître. Michel Perry est passé par là. Cela se remarque à sa façon de parler, de sa voix un peu rauque et belle, de porter son tee-shirt Petit Bateau x Kitsuné, dans un vert qui claque ou de se glisser sans chaussettes dans ses richelieus J.M. Weston, de caresser le cuir d’un bottillon lacé, de dire  » voilà « , souvent, avec sur les ongles, des traces rebelles de peinture, car Michel Perry peint. Des portraits surtout, par touches rapides, parfois violentes, avec émotion. Avec lui, on échappe définitivement à l’artificiel.

Son périmètre de travail a le profil d’un hôtel particulier avec moulures de bon ton et luminaire XXL mais contemporain, avenue d’Iena, Paris. Là, au sein du holding familial EPI, Michel Perry pense les collections de J.M. Weston et les siennes, qui portent son nom. Sur le parquet en chevrons, et sur trois tables à tréteaux, la collection de cet automne-hiver griffée Michel Perry, et celle de l’été 2010. Escarpins, bottes, low-boots, open toes, talons aiguilles, compensées, patins en gomme blanche, jabots et lacets, tout est là, qui dessine son style – un sens certain de la rock attitude très couture, un goût pour la frivolité et la dérision, un amour de la parisienne chic façon Kiraz, une révérence à Catherine Deneuve dans Belle de Jour et la passion/déraison pour les belles matières. Plus tout le reste, qui réside surtout dans le non-dit, qu’il vous faudra deviner, c’est mieux ainsi. La sensualité ne s’explique pas.

Son périmètre généalogique a des accents de luxe (par goût personnel), d’art (par nécessité vitale) et de chaussures (par filiation forcée). En 1970, Michel Perry a 18 ans, fréquente Carnaby Street, à Londres, rêve de Triumph ou de Mini Cooper,  » pour les filles, pas de salut sans ça « . Il s’inscrit aux Beaux-Arts de Mons, Belgique, pour leur réputation de sérieux et parce que depuis qu’il est petit, il dessine,  » on me répétait que c’était bien, mes dessins, j’y ai cru ! « . L’aventure tourne court, la faute au bar au-dessus duquel il crèche, on en restera là. Retour en France, dans le Nord, et en guise de punition, son père l’envoie à  » Bataville « , près de Nancy, découvrir le monde du travail et de la sueur, dans l’usine de chaussures Bata.  » Une discipline militaire, un côté paternaliste, une équipe de foot Bata et dans les rues, une musique qui rythme l’entrée à l’usine.  » Et pourtant, malgré un certain penchant pour la rebelle attitude, la punition se révèle un cadeau. C’est là qu’il apprend  » tout  » :  » comment dessiner les modèles, comment les fabriquer, comment les vendre, tous les maillons de ce métier de A à Z « . C’est là aussi qu’il comprend la magie du truc : voir une ouvrière en bleu de travail glisser ses pieds dans des escarpins et  » prendre soudain une autre dimension, une attitude radicalement différente « , ça vous change une destinée.

Son périmètre thérapeutique est jalonné de formes et de talons. Très vite, Michel Perry lâche l’usine et travaille pour des marques italiennes, découvre à Bassano del Grappa, en Vénétie, l’atelier avec lequel il collabore encore aujourd’hui et qui fabrique aussi les chaussures de Dries Van Noten et de Maison Martin Margiela. Il dessine sa première paire : des santiags en veau velours gansées, il s’en souvient à la perfection, les dessine dans l’air, d’un geste de la main, des low boots, qui  » arrivaient là, à la cheville, avec deux oreilles sur les côtés, elles étaient hyperlongues, grises, passepoilées citron et surpiquées, le talon était en cuir naturel, biseauté « , un condensé de style, un succès anonyme. En 1987,  » spontanément, sans analyse, étude de marché, marketing « , il signe sa première collection, à la fois créative et technique, c’est cela qui est remarquable chez lui. Pour l’occasion, il s’invente un nom, Liev Smirnoff.  » Je fantasmais sur la Russie blanche, aristocratique, dit-il un brin ironique. Mon attachée de presse m’a dit : «  »C’est ridicule, Michel Perry, ce sera parfait. » » Et ce le fut. Il joue alors dans la cour des grands, chausse Carrie Bradshaw, s’inspire des marquises ou des jolies parisiennes, puis expérimente et balaie tout cela d’une façon  » radicale « .  » Je me suis dit que tout m’était permis et je suis parti dans des univers extrêmesà  » Un laboratoire  » plus créateur que chausseur « , des surenchères, une thérapie en somme.  » Pour connaître son périmètre, dit-il, il faut faire un petit détour, aller flirter à l’extérieur. « 

Son périmètre stylistique passe aussi par J.M. Weston. Depuis 2001, il en est le directeur artistique et y raconte sans redites  » la même histoire  » : celle d’un certain  » dandysme  » et d’une élégance  » avec touche un peu rock « . Qu’il décline désormais au féminin dans une ligne très  » double je « , baptisée Alter Ego, comme un écho.  » C’est un jeu, les femmes androgynes m’ont toujours troublées. Celles en robe léopard, décolleté plongeant et sur des talons de 12 cm, je n’y crois pas une seconde !  » Il a donc dessiné pour la première catégorie un mocassin, un derby, une bottine et deux richelieus décalés.  » J’aime donner l’impression que la nana a piqué les chaussures de son mec et qu’elle les chausse un peu grandes, pas trop serrées, bien pointues. « 

Son périmètre créatif enfin a des accents de Lucian Freud. Pour cette liberté d’expression, cette spontanéité que l’on retrouve sur ses toiles. Est-ce la maturité qui veut ça, Michel Perry vante la dépollution : se libérer, ne pas s’encombrer, aller à l’essentiel. Penser. Jardiner. Chiner. Peindre. Chez lui, à Montmartre ou dans son château de Voudenay, en Bourgogne. Une ruine qu’il a achetée par défi,  » j’avais toute liberté puisque le corps de logis avait été dévasté, toute réinterprétation contemporaine était possible, sans aucun regret, j’ai tenté l’expérience « . Sa fascination pour  » ce côté aristo détaché, ce regard distancié, voire même parfois libertin  » l’a rattrapé. Michel Perry, artiste, peintre et bottier jamais au débotté est désormais châtelain d’une bâtisse bâtie au xiie siècle, reconstruite au xviiie et entrée dans le xxie grâce à lui. Son périmètre a l’élégance des grandes pointures.

Anne-Françoise Moyson

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