A Gérone, dans le nord de l’Espagne, les trois frères Roca affichent

une épatante complicité créative. Gros plan sur une cuisine à sensations,

qui met tous les sens en éveil.

Carnet d’adresses en page 119.

En 1986, lorsque Josep et Joan Roca, alors respectivement âgés de 22 et 21 ans, décident d’ouvrir leur propre restaurant, ils s’installent tout naturellement à côté de Can Roca, le restaurant de leurs parents. Joan est cuisinier et Josep sommelier. L’accord est parfait. Non seulement les deux frères harmonisent au mieux mets et boissons, mais, rapidement, leur travail se singularise par des créations comme  » Anchois, truffes et merlot « . Composé de quatre petits sandwiches de lamelles de truffes, fourrés d’une écume d’anchois, ce plat est assaisonné d’une huile de pignons et de tout petits carrés de gelée de merlot, qui ponctuent son esthétique visuelle et gustative.  » C’est Josep qui, en décryptant un vieux merlot, a mis en évidence deux saveurs : celle de la truffe et celle des anchois, explique Joan. J’ai donc essayé de reproduire cette combinaison dans une assiette.  » D’autres recettes portent, elles aussi, la patte d’une dégustation £nologique, comme ce foie gras accompagné de litchis, de pétales de roses et d’un sorbet au gewurztraminer. Une association exquise puisque ce cépage, surtout bien mûr, révèle souvent des parfums de roses et de lichies.

Jordi a 8 ans lorsque ses deux aînés inaugurent le Celler de Can Roca. A 14 ans, il entre à l’école d’hôtellerie de Gérone et, à 21 ans, rejoint ses frères pour former un trio de choc. Pour développer son style, Jordi peut aussi compter sur l’expérience de Josep. Certains de ses desserts sont également conçus à partir de l’analyse du vin. Il se souvient, par exemple, d’un Pedro Ximénez et de ses notes d’épices, de gingembre, de raisins passerillés qui a donné naissance à une merveilleuse gourmandise.  » Un ami de Josep nous avait envoyé de Sicile une caisse de bergamotes, poursuit Jordi. Cet agrume a un parfum très puissant, à nul autre pareil. Il m’a immédiatement fait penser à Eternity de Calvin Klein, très marqué par la bergamote.  » Josep a passé Eternity au crible et y a trouvé de la mandarine, de la vanille, du basilic, de la menthe. Il restait à intégrer tous ces ingrédients dans un dessert, qui comprend, entre autres, une crème de vanille, une sauce au basilic, un granité de mandarine, une glace à la bergamote.  »

 » Il y a des parfums plus culinaires que d’autres, souligne Jordi. Ceux aux notes fruitées nous parlent immédiatement à nous, gens de cuisine.  » Les parfums ont aussi leur saison. Angel de Thierry Mugler est plus hivernal (miel, caramel, très dense). Polo Sport pour femme convient, lui, à l’été (melon, crème de gingembre). Très estival lui aussi : un Jardin en Méditerranée de Hermès (crème d’amandes amères, lavande, abricot, agrumes, miel de pin, eucalyptus et romarin). Dans le cas précis de Jardin en Méditerranée, au moment de servir, Jordi dépose sur la sous-assiette en bois un nuage du parfum, de manière à inviter le convive à entrer dans l’univers olfactif, à faire appel davantage à son odorat.

Au Celler de Can Roca, le savoir-faire des frères Roca a fortement évolué au cours de ces deux à trois dernières années.  » La signature  » reste toutefois celle de Joan, qui incarne une forme de perfection ; jusqu’à son aspect physique et vestimentaire, toujours soigné. La découverte d’un de ses menus et des plats qui le composent, séduit par la netteté des saveurs et la précision infinie des combinaisons. Comme si le chef espagnol parvenait, à coups de nuances bien dosées, à résoudre, pour chaque mets, une belle équation mathématique, au départ d’évocations sensibles. Pour y arriver, il s’appuie sur des techniques avérées, comme le Roner, ce bain-marie thermostatique de laboratoire auquel il a apporté son expérience de cuisinier, ou encore la fumée et la distillation.

La cuisine étant devenue trop petite, l’alambic de laboratoire fonctionne dans le couloir qui relie les deux salles du restaurant. Il peut distiller une solution aqueuse de fleurs d’oranger ou du vin. L’aide du vide partiel permet d’abaisser le point d’ébullition ; ce qui respecte mieux le produit. On distille aussi du vin, comme le Pedro Ximénez qui fournit d’un côté un alcool d’une prestigieuse élégance, mais aussi un résidu (un concentré sucré de vin), une réduction bien plus pure en goût que si elle était réalisée sur le fourneau et qui constitue une sauce naturelle qui accompagne le bonbon de foie gras.

Mais cette extraction d’essences peut aussi s’appliquer à ce que l’on n’imaginerait pas consommer un jour : de la terre. Les Roca l’ont allongée d’eau minérale et ont obtenu… une essence de terre. Figée par de l’agar-agar, elle forme un puissant contraste terre-mer dans un plat totalement conceptuel :  » L’Huître et la Terre « . On la retrouve aussi dans  » Terre, tige, feuille et fleur « , une autre création, qui se lit comme une parabole du végétal. L’idée ? S’immiscer dans un arbre, de ses racines plongées dans l’humus à ses fleurs épanouies au soleil, en passant par son bois, ses tiges et ses feuilles.

Place aux émotions lorsque le serveur soulève la cloche en verre qui renferme la ventrèche de thon avec sa compote de cerises et au-dessus desquelles flotte un épais nuage de fumée de gingembre. Cette fumée, obtenue par la combustion de sciure de bois parfumée à l’extrait de gingembre, est propulsée à l’aide d’une pipe électrique à marijuana ! Elle remplit deux rôles au moins : apporter son goût caractéristique aux dés de thon et renforcer par l’odeur – encore – la marinade au gingembre. Le repas procure ainsi, mille et une sensations… Comme celles que l’on ressent au théâtre, ou au cinéma.

Texte et photos : Jean-Pierre Gabriel

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