Que serait la mode sans ses artisans au savoir-faire inégalable ?  » Rien « , répond Karl Lagerfeld. En exclusivité, Weekend Le Vif/L’Express vous emmène au cour même des bouillonnants ateliers de Chanel et vous fait ainsi découvrir les  » satellites  » de la prestigieuse maison de haute couture.

A l’ombre des podiums, ils brodent, cousent, émaillent, polissent ou tissent les accessoires et les vêtements des plus grandes marques de mode. On les appelle les fournisseurs d’élite. Cinq parmi les plus illustres de la scène parisienne ont rejoint l’an passé le giron de Chanel. L’un est bottier, l’autre est plumassier, un troisième est brodeur. Leur point commun ? Un savoir-faire unique au monde sans lequel la mode ne serait pas ce qu’elle est. Et c’est Karl Lagerfeld qui le dit. En guise d’hommage, le styliste surdoué a présenté, le 1er mars dernier, à Milan, une sélection de 33 créations emblématiques du grand art de ses artisans préférés. Sous le label  » Satellite Love « , ce best of n’est évidemment qu’une infime partie des pièces qui sont assemblées quotidiennement dans les ateliers, véritables fourmilières nichées dans des anciens appartements privés parquetés et moulurés. Weekend s’est introduit sur la pointe des pieds dans l’antre de la création…

A 70 ans passés, le brodeur François Lesage rejoint encore chaque jour ses ateliers labyrinthiques au 5e étage de la rue de la Grange Batelière dans le IXe arrondissement de Paris. Celui qui reconnaît ne pas savoir coudre un bouton û  » car la broderie, comme la cuisine, est d’abord l’art de l’assemblage  » û, veille depuis 1949 sur la cinquantaine d’artisans qui entretiennent la légende de la maison. Madeleine Vionnet, Elsa Schiaparelli, Cristobal Balanciaga, Christian Dior, Yves Saint Laurent, Jean Paul Gaultier, Hanae Mori, et bien sûr Coco Chanel ont été parmi les clients les plus fidèles de la maison Lesage, fondée par André, le père de François qui, au passage, racheta dans l’entre-deux-guerres une broderie alors très en vue à Paris, la maison Michonet. Une longue histoire qui permet aujourd’hui au fournisseur parisien de conserver dans ses bureaux quelque 65 000 échantillons de création ! S’ils sont pieusement classés dans des petites boîtes en carton, ce n’est pas seulement par souci de préservation : des milliers de motifs qui n’ont jamais été utilisés servent encore et toujours à nourrir l’imaginaire des nouvelles collections…  » La haute couture qui est, comme je le dis, le pays des rêves qui se réalisent, confie François Lesage, est devenue malheureusement secondaire dans notre travail. 80 % de notre chiffre d’affaires est réalisé avec le prêt-à-porter.  » Une situation à laquelle François Lesage dit s’être adapté.  » Ce qui m’inquiète plus pour le secteur, avoue-t-il, c’est la concurrence de l’Asie. Il reste 200 brodeuses en France contre 4 millions en Inde qui font un travail de qualité pour des sommes dérisoires.  » Par crainte de voir le métier, né au xviiie siècle avec les gilets brodés, se défaire au fil du temps, François Lesage a créé, il y a tout juste dix ans, une école parisienne de broderie qui porte son nom, et qui est située juste un étage en dessous des ateliers !

Une affaire de plumes et de chapeaux…

Le métier de plumassier semble subir les mêmes menaces. En 1946, Paris en comptait 277… en 2003, Lemarié apparaît comme le dernier des Mohicans. Une hécatombe liée à l’évolution de la mode vestimentaire et en particulier des chapeaux qui se sont  » déplumés  » au cours des décennies. Signe des temps : chez Lemarié, les plumes ne représentent aujourd’hui plus qu’un quart des commandes. Une activité secondaire qui mérite néanmoins un soin tout particulier. Les plumes sont classées par famille dans de volumineux sacs en papier couleur cigare qui, du sol au plafond, s’apparentent à une forêt d’airbags…  » Seul le papier permet de conserver intact pendant des décennies les parures animales, explique Eric Charles-Donatien, directeur artistique de la maison. L’autruche, le coq et l’oie restent les plus demandés mais le vautour connaît un regain d’intérêt saisonnier.  » Pour Eric Charles-Donatien, le défi était clair : dépoussiérer l’image de la plume qui,  » du Lido à la nuisette, avait besoin d’un coup de jeune « .  » Il fallait vraiment désacraliser l’accessoire en le déstructurant, en le métissant avec d’autres matières pour lui enlever son aspect plumage, le faire ressembler à de la fourrure, par exemple. Ce que j’ai commencé à faire il y a trois ans avec Gaultier.  »

En trois saisons, le jeune directeur artistique va s’immiscer également dans le marché américain et convaincre les créatrices Donna Karan et Vera Wang de collaborer avec la société française. Mais l’activité principale de Lemarié se déroule dans une pièce voisine où une dizaine de petites mains chauffent et gauffrent chaque année des milliers de camélias pour Chanel, grande consommatrice du genre depuis les années 1960. Ils mobilisent désormais 60 % du temps des troupes. En satin, en cuir, en velours, en satin, les pétales de Lemarié se déclinent à l’infini.  » C’est le rhodoïde qui est très demandé en ce moment, précise Eric Charles-Donatien. Une sorte de plastique qui est fondu par les ouvrières à la main avec la flamme d’un petit brûleur à alcool.  » Un outil un rien archaïque et qui semble être le propre de ses ateliers sortis d’un autre âge.

Chez Michel, le modiste de Chanel, le feutre des chapeaux est incurvé à l’aide de fers en fonte antédiluviens chauffés à l’étuve.  » Une technique qui ne doit rien à une quelconque nostalgie, explique le chapelier. La grande caractéristique de la fonte, hormis son poids important, est d’atteindre des températures exceptionnelles nécessaires au travail de précision.  »

Fondée en 1936, la maison Michel, comme toutes les chapelleries, doit faire face à une crise importante du secteur depuis les années 1975.  » Avant, le chapeau était un élément classique et incontournable du chic. Aujourd’hui, il se doit d’être excentrique, souligne-t-on chez Michel en faisant référence au péruvien en visal cerclé d’une chaînette en or récemment imaginé par Karl Lagerfeld.  » D’un autre côté, peu de femmes sont prêtes à jouer le jeu de l’extravagance. Ce sont nos modèles les plus sages qui sont sollicités par nos clientes. Dans un autre registre, on se dirige vers une souplesse toujours plus grande des formes, moins de hiératisme ; ce qui explique par ricochet le succès du sportswear et des casquettes.  » Résultat : si la société participe toujours à la création de modèles de haute couture et de prêt-à-porter (dernier succès d’estime en date, le canotier Chanel édité à une centaine d’exemplaires), elle se tourne plus que jamais vers les spectacles, les revues, sans oublier le célèbre prix annuel de Diane et la clientèle privée pour qui le chapeau est encore un compagnon indispensable pour toute cérémonie digne de ce nom. Seul demeure chez Michel le temps que prend la réalisation des galurins, qu’ils soient en feutre ou en paille : une trentaine d’heures par modèle !

… de chaussures et de boutons

C’est en tablier d’instituteur d’avant-guerre que le bras droit de la maison Massaro vous reçoit. Le showroom du bottier est discrètement logé au premier étage de la rue de la Paix, connue pour être la plus chère de Paris au jeu du Monopoly ! Le salon privé tenu par Mademoiselle Béatrice a beau se dédoubler dans les miroirs piqués, les lieux sont extraordinairement exigus. On ne s’y rend que sur rendez-vous. Les chaussures en agneau plongé et en chevreau s’alignent sur la moquette comme des £uvres d’art, les distinctions et récompenses aux couleurs de la République ornent les murs jaunis. Quelques photographies témoignent du faste de la dynastie… De père en fils, les Massaro ont successivement chaussé la duchesse de Windsor, Elizabeth Taylor, Marlène Dietrich ou Romy Schneider. L’atelier où officient les artisans et qui jouxte les petits salons d’essayage n’ont guère changé depuis 1930. Pour chaque modèle de mocassin ou de mule, les artisans sculptent une forme en hêtre, puis une maquette en cuir perdu destinée au premier essayage.  » Comme pour une robe « , précise un employé de la maison. Après le patron définitif, la chaussure peut comporter jusqu’à 50 pièces collées. Parmi les 3 000 clients que compte Raymond Massaro, les people et les têtes couronnées (le roi Hassan II était un habitué des lieux) sont légion, les maisons de haute couture aussi. Plus étonnant, Massaro s’est fait une spécialité dans un registre moins glamour, celui de la chaussure orthopédique, haut de gamme, bien entendu.

Si les fournisseurs de Chanel ont élu domicile dans les demeures haussmanniennes du xixe siècle, le parurier Desrues fait exception à la règle. La société a fini par quitter en 1993 ses étroits ateliers du Marais, en pleine ville, pour une usine moderne de 8 000 m2 au nord de Paris. Une armada de 160 ouvriers épaulés par une technologie de pointe y réalise chaque saison une centaine de nouveaux modèles de parures. Des cascades de perles aux croix byzantines en passant par les bracelets manchettes incrustés de pierres dures, directement inspirés par les bijoux personnels de Coco Chanel, la maison peut se targuer de puiser parmi 85 000 références ! Mais l’élément phare produit par Desrues est le bouton. En nacre, en cuivre, en jais ou en galalithe, il en sort près d’un million par an des ateliers. Avec un petit centimètre de diamètre, l’un des accessoires vestimentaires les plus érotiques û celui qui laisse bâiller ou non le tissu, comme disait le sémiologue Roland Barthes û est aussi l’un des plus discrets de tous les fournisseurs  » satellites  » de Chanel.

Antoine Moreno

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