Le succès des créatrices

Il y a des décennies de créateurs masculins. Et d’autres, comme celle-ci avec Vanessa Bruno et Isabel Marant, où les créatrices font un retour dans la mode et ont du succès. Les filles qui font de la mode ne la créent pas de manière sexuée comme les hommes. Elles ne transforment pas les femmes en monstres de désir et de séduction. Cela a dû guider les créateurs. Et forcément éteindre des fantasmes de création qu’avaient les hommes, ces visions trop gargantuesques et trop caricaturées qui étaient celles des années 1990. Elles ont toujours donné une vision très réaliste du vêtement. D’autant qu’elles savent, elles ! Elles pratiquent le stade de l’essayage, alors que cela reste un mystère pour tous les hommes. Sur les podiums, du noir, du gris, des silhouettes austères, strictes mais chics. L’allure du xxie siècle semble prendre la tangente. Mais laquelle ? Il nous fallait décrypter tout cela avec un spécialiste qui croit encore à  » la poésie de l’inspiration « . Car Olivier Saillard (photos à gauche) regarde les défilés d’un autre £il. Chargé de la programmation Mode et Textile au musée des Arts décoratifs à Paris, il travaille sur des vêtements  » un peu naufragés « , qui ont connu une  » petite mort « . Parce qu’ils ne sont plus portés, sont entrés au musée et s’inscrivent définitivement dans le temps, pas dans l’éphémère. L’homme est aussi un créateur particulier. Il a fondé SOS (pour Saillard, Olivier Saillard), une étrange maison de mode qui préfère écrire ses collections et cisèle des vêtements en prose, au pied de la lettre. Aussitôt dits, aussitôt évanouis. En parfait observateur d’une saison qui se profile, en 13 chapitres que l’on peut lire à sa guise, dans l’ordre ou le désordre, il nous commente l’automne-hiver 08-09. Avec toujours un ancrage dans l’histoire de la mode. Et avec une subjectivité revendiquée – on ne parle jamais de mode sur un ton neutre.

Le monogramme de Miu Miu

Mettre un monogramme sur les vêtements, soit le nom et le prénom des mannequins, ce n’est pas un effet dénué de sens. C’est une réappropriation de soi. Nous avions organisé en 2004 au Musée de la Mode et du Textile et avec la maison Hermès, une grande exposition sur les sacs. Les premiers monogrammes étaient ceux des clientes. Pas ceux du fabricant ou de la marque ! La démarche de Miuccia Prada me semble significative ! C’est un peu justice faite à celle qui porte la collection Miu Miu, assez constructiviste et austère.

La petite robe noire retravaillée

On l’a notamment vue chez Lanvin, dans une très belle collection. La mode avait été tellement ostentatoire dans les années 1990. Nous n’étions pas encore sortis de ce phénomène porno chic. Et si nous en étions sortis sur les podiums, nous y avions encore droit dans les publicités. Cette tendance à l’élégance, à la discrétion est un juste retour des choses. Et si ce n’est un retour, c’est une vraie réponse à ce que peut être une jolie femme, qui ne doit pas forcément montrer le haut de ses cuisses pour plaire.

Les codes de Comme des Garçons

Quand on demande qui elle est et comment elle se situe, Rey Kawakubo, la créatrice de Comme des Garçons, répond qu’elle est une femme d’affaires. Au début, on pense que c’est un peu subversif parce qu’elle est quand même une créatrice incontestée du xxe siècle – beaucoup de créateurs n’existeraient pas si elle n’avait pas été dans la mode ! Pourtant, elle dit qu’elle est une femme d’affaires. Et en effet, elle l’est : elle possède ses boutiques, elle les gère, elle n’a pas de licences, tout est à elle. Et tout est intact, quel parcours ! Elle a décidé de se plier aux rendez-vous réguliers de la mode, tous les six mois, mais c’est avec un tel renouvellement et un tel refus de la compromission avec elle-même que c’est toujours intéressant. Tout ce qu’elle a pu développer, les parfums ou les lignes annexes, est autogéré avec exigence. C’est un petit bijou ce qu’elle a construit. Sa collection d’hiver, avec ces c£urs ajourés, est intéressante dans l’usage qu’elle fait des codes, qui ne sont pas forcément les codes du bon goût. C’est d’une vitalité absolument saisissante. Il y a toujours quelque chose chez Comme des Garçons qu’on retrouve ensuite ailleurs. Sa création guide les autres.

Le work in progress de Martin Margiela

J’aime beaucoup, chez Martin Margiela, l’idée d’un processus qui naît une saison et se retrouve cinq saisons plus tard, abouti ou évolué. Comme un work in progress qui démarre, se profile quelques saisons après et qui renoue avec un sentiment de création. Issey Miyake était pareil. Il expliquait que, pour lui, travailler à une idée d’une collection ce n’était pas travailler en six mois mais sur des cycles de quatre ou cinq ans. C’est-à-dire qu’une idée naît, vit, fait sa route et meurt quand tout est abouti. C’est assez sain. Et très clairement formulé. Cela m’a l’air d’être aussi le cas chez Martin Margiela puisqu’on a bien vu ces histoires d’épaules, de cape, d’au-bout-du-rouleau et aujourd’hui, on a l’impression, après cette collection très pauvre, très altérée, qu’il se recrée autre chose par-dessus. On est loin de ce sentiment de mode très années 1980 où toute collection devait annuler la précédente. Ça, c’est définitivement la fin ! Les passionnés de mode autant que les néophytes doivent pouvoir se retrouver dans un vocabulaire ambiant. Et l’on voit bien que l’un des grands succès des maisons de mode, ce sont ces lignes où l’on peut retrouver les classiques des couturiers.

Le  » no  » de Viktor & Rolf

Dire  » No « , comme l’ont clamé Viktor & Rolf, est forcément en relation avec une mode au bout de quelque chose. Il y a aujourd’hui une telle surproduction de vêtements qu’elle en devient suspecte. Le nombre de créateurs, le nombre de collections, de précollections augmente sans cesse. Le monde de la mode est devenu en quelque sorte le miroir de ce qu’est H&M, un monde qui renouvelle les collections tous les quinze jours. Forcément, cela banalise la création. En dehors évidemment des figures de proue, ces créateurs donnent un sentiment très lisible de ce qu’ils veulent et qui raréfient plutôt ce qu’ils font.

La métamorphose des corps

Pendant longtemps, les silhouettes sur les podiums étaient assez visionnaires et dictaient celles de la rue ou vice versa, mais cela se rejoignait. Aujourd’hui, il existe plusieurs silhouettes. La silhouette californienne ou Miami ou Saint-Tropez est celle d’une femme avec de gros seins, une taille étroite, des hanches volumineuses et une bouche refaite. Ce n’est pas celle que l’on voit sur les podiums. Or, c’est pourtant une silhouette qui se duplique beaucoup, plus peut-être que celle des podiums. Il n’y a pas très longtemps, j’ai été à l’usine Stockman, spécialiste du buste d’atelier pour le prêt-à-porter et la haute couture. On y fabrique, dorénavant, pour la lingerie, un buste très inquiétant, aussi inquiétant que les bustes du xixe siècle avec cette ligne en S extrêmement corsetée. Ce buste a des seins manifestement siliconés et une taille très fine, avec quelques côtes en moins. Quand on regarde le mannequin, ce corps en négatif, c’est très troublant, parce que ce corps n’est absolument pas naturel. Et il n’est pas plébiscité par la mode. Ça, c’est nouveau.

La petite musique d’Ann Demeulemeester

Dans sa collection d’hiver, il y avait quelque chose de l’ordre d’une petite musique d’ambiance, la sienne. Immédiatement quand on parle d’elle, on pense à Patti Smith qu’elle habille et qui a exposé ses photos, en juin dernier, à La Fondation Cartier à Parisà Or, Patti Smith ne fera jamais autre chose que du Patti Smith. Peut-être qu’un créateur de mode est comme un autre artiste : on retrouve sa petite musique. Et peut-être aussi qu’un vêtement d’un créateur peut durer, que l’on doit pouvoir supporter de voir le même vêtement dans des collections différentes, et si ce n’est le même, la même idée, avec obsession. Les grands créateurs d’ailleurs ont une vision obsédante qu’on lit d’une collection à l’autre, avec des sautes d’humeur qui donnent des éclats de génie.

Des effets de miroirs

Il y a eu deux défilés importants,amorcés la saison précédente, pour le printemps-été 2008 : celui de Nicolas Ghesquière et celui de Martin Margiela, deux réponses au système de la mode et deux effets de miroirs. Chez le premier, c’était le même vêtement qui défilait tout le temps, cela avait quelque chose de très hypnotique et de très fort. Chez le second, les vêtements semblaient être au bout du rouleau, c’était très beau. Comme le symptôme d’une mode au bord de l’épuisement. Il y avait quelque chose qui traitait de cela chez chacun d’eux. Et c’est, en effet, une vraie réponse à cette surproduction qui dit tout et rien et qui surtout détruit l’intention des (autres) auteurs. A l’instar de Comme des Garçons, ce sont des créateurs qui prennent le temps de poser des idées. Ils ont choisi de s’inscrire dans un domaine, le prêt-à-porter de création, deux fois par an. Ils ne font que cela et ne dessinent pas des lignes pour d’autres maisons. Je crois beaucoup à la vertu de cette concentration-là.

La silhouette emblématique de ce siècle

Il est encore un peu tôt pour la définir. Par contre, la silhouette des années 2000 est celle d’une fille longiligne aux épaules très architecturées ou très menues. Elle est très influencée par Balenciaga, par Nicolas Ghesquière, qui emprunte souvent à celle d’Ann Demeulemeester – menue, raffinée, rock ‘n’ roll, androgyne. Martin Margiela est également pour une bonne part dans la définition de cette silhouette des podiums. Car, contrairement à d’autres décennies, il existe une silhouette différente dans la rue ou sur les plages.

Le  » sexy austère  » selon Nicolas Ghesquière, pour Balenciaga

En mode, on vérifie toujours qu’un phénomène est immédiatement suivi d’un contraire ou d’un effet boomerang. Le début du défilé de Nicolas Ghesquière était assez symptomatique. Et significatif : ces petites robes noires qui paraissent austères, mais qui sont fendues sur la cuisse, c’est un compromis plus juste de ce que peut être une robe élégante. La mode de ces deux dernières décennies a été trop voyante, trop carrossée, trop coloréeà Tout à coup, il y a un effet de démode. Un retour au classique, qui n’est pas forcément un retour au prude mais plutôt à l’origine des maisons, à ce qu’elles savent faire. Il en est des créateurs comme des designers et des architectes : il faut qu’on puisse retrouver chez eux ce qu’ils font de mieux. Et je pense, par là même, qu’il y a un espoir de pérennité de la mode. Car plus je travaille dans la mode, plus j’aime ce qu’il y avait avant, un ou deux ans ou même cinquante ans en arrière. Et moins j’aime la mode telle qu’elle se partage au moment venu, quand elle est très vibrionnante, très fébrile, très hystérique.

La mode du xxe siècle

 » Je tends à voir le xxe siècle comme assez monocorde, avec des vagues, des vaguelettes parfois, et des mouvements élastiques. Il faut dès lors moins regarder la mode en termes de saisons qu’en typologie de vêtements. Au final, lorsqu’on met les silhouettes des différentes décennies les unes à côté des autres, le xxe siècle n’a pas inventé une mode qui se renouvelle tant que cela. On le regardera sans doute comme on regarde le xviiie siècle, avec ses robes à crinoline et peu d’évolution. Si l’on devait faire le catalogue de la typologie des vêtements du siècle dernier, il serait certes plus étoffé mais pas renouvelé. Aujourd’hui, peut-être sommes-nous en train de nous installer dans un vocabulaire fixeà « 

Ainsi, tout a donc été dità

 » Tout a été dit ! Ce qui n’empêche pas, comme dans d’autres disciplines, de le redire différemment. Et d’être d’une singularité remarquable. Et puis ce domaine est toujours un peu mystérieux : il y a tout à coup un engouement général, dicté ou pas, et soudain, cela prend, cela devient le filtre, la silhouette d’une époque. Ce mystère-là reste inexpliqué. Et c’est joli. Et puis j’aime cette idée que personne n’ait ignoré les talents qui ont voulu émerger. Les gens de la mode ne sont jamais passés à côté de leur talent. Il n’y a pas eu de Van Gogh dans la mode, il n’y pas eu de personnalité ignorée de son vivant. Et ça c’est réjouissant ! « 

Propos recueillis par Anne-Françoise Moyson

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