LES ÎLES TRANQUILLES

Piscine naturelle dans la lave d'El Hierro. © PHOTOS : ERIC VANCLEYNENBREUGEL

A quelques encablures de la très courue Tenerife, El Hierro et La Gomera préservent leur quiétude et leur singularité. Deux perles méconnues des Canaries, pour les amoureux de nature, de randonnée et de douce solitude atlantique.

Sur El Hierro, le scénario se répète quasi tous les matins. Amené par les alizés, un chapeau de nuages blancs vient s’accrocher aux sommets et sur le haut plateau de l’intérieur. Un bienfait. Vital : les fines gouttelettes captées par les forêts d’altitude perlent ensuite vers le sol. Ce véritable petit miracle naturel permet la croissance d’une végétation plutôt dense. Car les précipitations sont rares et, depuis que l’homme est arrivé sur l’île, l’eau est un enjeu majeur. Jusque dans les années 70, en l’absence de source ou de rivière permanente, seuls les réservoirs permettaient de récolter le précieux liquide et cette  » pluie horizontale  » produit aujourd’hui encore 30 % de l’eau consommée sur l’île.

El Hierro compte quelques rares hébergements, tous de petite capacité. En poursuivant vers l’ouest au départ de notre hôtel situé à Sabinosa, on ne compte que trois bâtiments : le phare d’Orchilla, par où passait le méridien de référence avant d’être détrôné en 1884 par Greenwich, un ermitage et la cabane des rangers du parc naturel.  » C’est ce que j’appelle l’ouest sauvage « , révèle Paolo, guide italien tombé amoureux de l’île. En traversant cet ultime bout d’Europe, la route pénètre des champs de lave puis grimpe un cratère récent.  » Toute cette matière date de la dernière éruption ayant atteint la surface, en 1793.  »

Façonné par les volcans, le relief est rarement de tout repos sur El Hierro qui, sur sa petite superficie – moins de 280 km2 -, compte plus de 500 cratères et un sommet dépassant les 2 000 mètres ! Résultat : l’endroit est soumis à un nombre étonnant de microclimats qui engendrent une tout aussi singulière variété de paysages et de végétation : à l’extrême ouest de l’île, les genévriers plusieurs fois centenaires d’El Sabinar, aux troncs tordus par les vents, témoignent de l’aridité des lieux tandis qu’au sud, le village d’El Pinar, à 800 mètres d’altitude, connaît lui de vraies saisons marquées. Non loin de là, la route pénètre des forêts de pins canariens. Ce conifère a développé au cours du temps une résistance hors normes au feu, probablement en raison des fréquentes éruptions qui incendient les forêts depuis des millénaires. Leurs aiguilles sont aussi plus longues, permettant de capter l’humidité des brumes. Juste derrière, sur certains sommets et versants, les bosquets de pins font place à une forêt laurifère, peuplée notamment de bruyères géantes. Des éricacées de plusieurs mètres de hauteur qui profitent de l’humidité apportée par les vents dominants.

TRANSHUMANCES

Avec Lanzarote, El Hierro fut la première île conquise par Jean de Béthencourt, seigneur normand dont l’intérêt premier était la pourpre que l’on trouvait en abondance sur ces deux îles. El Hierro était habitée depuis des siècles par les Bimbaches, un peuple apparenté à ceux qui vivaient sur les autres Canaries. Les gravures et écritures rupestres découvertes en différents sites affichent une étroite ressemblance avec celles d’Afrique du Nord. Les Canariens étaient grands, aux yeux bleus, comme certains Berbères le sont encore de nos jours. Jusque dans les années 60, un seul bateau reliait l’île chaque mois. El Hierro était isolée et la population vivait presque en autarcie. Les familles transhumaient deux fois par an avec biens et animaux du plateau vers la plaine d’El Golfo. En altitude, l’hiver, ils cultivaient des céréales. Une fois la récolte terminée, vers juin, ils descendaient par un étroit sentier le long de la falaise pour cultiver fruits et légumes mais aussi la vigne.  » Un vignoble qui n’a d’ailleurs jamais été touché par le phylloxéra ! « , souligne Paolo. Puis, l’ouverture dans les années 70 d’une route sinueuse a tout changé, et les sentiers sont, depuis, laissés aux randonneurs.

500 CRATÈRES

Sur les plus de deux millions de Canariens, moins de 10 000 habitent El Hierro. En grande partie concentrés à Valverde, mini-capitale de l’île, et à El Golfo, petite plaine fertile coincée entre mer et falaise. Ce qui laisse place nette à la nature. En réalité, toutes sortes de natures, souvent brutes, à l’instar de celle des champs de lave, tantôt tordue, tantôt hérissée, tantôt cordée et artistiquement tressée. En bordure du petit port isolé de La Restinga, se trouverait la seconde plus vaste étendue de lave de type  » pohe pohe  » après celle d’Hawaï. Résultat d’une forte éruption il y a 4 à 600 ans, alors que cette partie de l’île était inaccessible pour l’homme. En 2012, l’activité volcanique a repris au large de La Restinga et la terre a d’abord tremblé. Le 12 octobre, la mer s’est mise à fumer et la lave à sortir. Durant deux mois, les habitants d’El Hierro ont vécu avec l’angoisse de devoir fuir.  » Chacun était prêt à évacuer avec ses documents de propriété et un petit sac de voyage, détaille Paolo. Ce qui reste inquiétant, c’est que seuls 10 % du magma sont sortis…  »

Toute la côte nord est bordée d’immenses falaises. Les rares criques sont trop petites et les habitants ont aménagé de surprenantes piscines naturelles, creusées dans la roche volcanique et qui se remplissent au gré des marées. En poursuivant la route vers El Golfo, une autre merveille : le mirador de la Peña, conçu par le célèbre artiste César Manrique. Originaire de Lanzarote, il a toujours eu à coeur de magnifier la nature des Canaries à travers ses réalisations. Cet observatoire, perché en équilibre au sommet de la falaise, offre une vue extraordinaire sur la plaine en forme d’amphithéâtre où poussent la banane et l’ananas ! Jusqu’en 2003, El Golfo restait difficile d’accès. Le tunnel ouvert cette année-là rejoint désormais Valverde en dix minutes.  » A l’ouverture, des files de voitures attendaient de chaque côté, se rappelle Paolo. En se croisant à l’intérieur, les proches et les familles s’arrêtaient pour bavarder. Ce fut une formidable fête. Les anciens n’y croyaient pas, eux qui avaient parfois connu dans leur jeunesse le seul sentier puis la route de 40 kilomètres qui serpentait par les hauteurs.  »

Une autre révolution technique est en train de marquer l’histoire d’El Hierro, avec un objectif quasi atteint : devenir une île entièrement régie par les énergies renouvelables. Un défi soutenu par une figure du lieu : Tomás Padrón. Ingénieur de formation, il travailla à la centrale électrique au diesel qui, dans les années 70, apporta la fée électricité sur l’île. Elu président du Cabildo, il est à l’origine d’un projet hydro-éolien d’énergie douce récemment achevé. Un parc de cinq éoliennes géantes a d’abord été conçu pour capter les vents. Son énergie sert aussi à amener de l’eau de mer vers un réservoir construit en altitude. En cas d’absence de vent, cette eau est lâchée pour, à son tour, actionner une turbine. Au total, le système permet déjà de rencontrer 70 à 80 % des besoins d’El Hierro, parfois même 100 % lorsque les conditions sont optimales !

VESTIGES DE L’ÈRE GLACIAIRE

Plus au nord-est de la carte, La Gomera est une île ronde au relief tout aussi accidenté. De son sommet central, perdu dans les brumes et coiffé de forêt laurifère, descendent des barrancos, vallées ravinées abritant plusieurs étages de végétation différente. Comme El Hierro, La Gomera attire avant tout pour ses paysages et ses sentiers de randonnée. Des routes étroites serpentent à l’assaut des vallées qui montent vers le coeur de l’île. Réputée pour ses décors magnifiques, Valle Gran Rey justifie à elle seule le voyage. Elle est semée çà et là de petits villages blancs et plantée de milliers de palmiers qui servent à fabriquer l’une des spécialités de l’île : le miel de palme, en réalité la sève de l’arbre, récoltée impérativement au petit matin. Juste avant d’arriver vers la plus grande plage, un mirador signé par l’incontournable Manrique offre une halte panoramique. Autre must : une rando dans la jungle du Parc national de Garajonay, qui couvre 10 % de la surface de l’île et abrite 400 espèces végétales. Autrefois répandues dans toute la Méditerranée, elles n’ont subsisté qu’ici après les dernières glaciations…

LANGAGE À PART

Dans les petites ruelles pleines de charme de San Sebastian, la casa de Colon rappelle que l’explorateur fit escale à La Gomera pour se ravitailler avant sa première traversée vers l’Amérique. Les Gomeros venaient à peine d’être soumis dans le sang par les Espagnols. Ce peuple, plus que probablement berbère, utilisait un étonnant langage sifflé pour communiquer de canyon en canyon, parfois jusqu’à 5 km de distance. Le  » silbo « , c’est son nom, est unique au monde et s’est transmis jusqu’à aujourd’hui. Reconnu patrimoine immatériel par l’Unesco, il est désormais enseigné dans les écoles de l’île.

Au pied de Valle Gran Rey, la station balnéaire de Playa Santiago s’étend sur la plus longue plage de l’île. Quelques baigneurs, mais rien de comparable aux foules des Tenerife ou Gran Canaria. Au temps du Flower Power, des hippies ont trouvé ces lieux à leur goût et sont venus s’installer dans les grottes qui longent les rivages. Encore aujourd’hui, quelques-uns y poursuivent une vie solitaire et sortent le soir, leurs longs cheveux grisonnants au vent, pour jouer des percussions sur les promenades. So Gomera !

PAR ERIC VANCLEYNENBREUGEL

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