Reflets de l’imagination d’un grand nez, odes aux ingrédients cultes de la haute parfumerie, les collections de parfums rares se multiplient. En réponse aux envies d’exclusivité d’une clientèle de plus en plus initiée, avide de sillages très privés.

Le chiffre donne le tournis : on estime à plusieurs centaines le nombre de parfums lancés chaque année dans le monde. Des jus surmarketés, à grand renfort d’égéries et de campagnes de pub coûteuses souvent tournées par des grands noms du cinéma. Ces fragrances modeuses, certains les jugent trop vues, trop incarnées, aussi. Pour ces passionnés, en quête de sillages plus privés mais qui ne peuvent pas s’offrir un parfum personnalisé – il faut compter un minimum de 25 000 euros pour détenir à vie les droits de propriété d’une création sur mesureà – de plus en plus de maisons proposent, en marge des circuits de distribution classique, des collections de parfums rares. Des jus souvent mixtes qui racontent des histoires, font voyager autour d’un ingrédient ou ravivent des émotions. De celles que l’on ressent, dans la fraîcheur d’un petit matin de printemps ou au contraire un soir d’automne quand l’envie de séduire vous échauffe la peau.

Pour Mathilde Laurent, ces instants magiques ponctuent Les Heures – le nom qu’elle a choisi de donner à la première collection qu’elle signe pour Cartier – de notre vie. Des rendez-vous précieux gravés, aussi, dans notre mémoire olfactive – les bons comme les mauvais souvenirs ont souvent une odeur – qu’elle a voulu transcender en autant de parfums, il y en aura treize au total, bouleversants, surprenants, excentriques, même parfois.  » Dès le départ, j’ai voulu une Treizième Heure ( lire aussi page 26), qui évoque un moment hors du temps, où l’on ne distingue plus le réel de l’irréel, justifie la jeune femme. Ce n’est pas un hasard si elle fait partie des cinq premières fragrances que comptent aujourd’hui la collection. Ici, il n’y a pas de formatage, pas de  » femme type « . Les flacons ont tous le même design épuré.  »

Présentées sur un orgue à parfums, Les Heures ne seront vendues que dans les boutiques Cartier.  » La démarche est très proche de celle de la Haute Joaillerie, précise-t-on à la boutique bruxelloise. Les ingrédients rares que l’on retrouve dans ces parfums en concentration élevée sont un peu comme des pierres précieuses.  » Toutes nées de l’imagination de Mathilde Laurent, Les Heures se présentent comme la vision cohérente d’un même parfumeur.  » Tout comme on ne choisit pas de tomber amoureux, on peut se laisser subjuguer complètement par l’un d’entre eux, s’y attacher de manière exclusive et définitive, souligne la créatrice. Ou au contraire en jouer, passer de l’un à l’autre au gré de son état d’esprit. « 

Ce type de client qui aligne chez lui tous les flacons d’une même collection comme il rangerait dans sa bibliothèque des ouvrages de La Pléiade, David Depuydt, propriétaire de la parfumerie Place Vendôme, à Wevelgem, en croise régulièrement autour de son comptoir Guerlain. Sa maison est la seule en Belgique à pouvoir vendre les créations luxueuses que la marque française réserve d’ordinaire à ses propres boutiques. Ici, dans un décor de flacons nidd’abeilles, la découverte du parfum est ritualisée. Les éventails et les verres à cognac ont remplacé les mouillettes de papier pour mieux faire ressortir les notes les plus subtiles des six grands crus de la collection L’Art et la Matière.  » Tous les ingrédients chers à Guerlain sont ici sublimés, détaille David Depuydt. La rose barbare, l’angélique noire, le gardénia, l’iris – teinté de chocolat blanc, un délice ! – le cuir ou le bois d’Arménie. Tous ces parfums sont mixtes. En général, lorsqu’on en aime un, on les aime tous. Et l’on peut même les combiner pour créer sa propre fragrance. Les hommes ou les femmes qui achètent ce type de produit n’ont pas besoin d’une égérie à laquelle s’identifier. Pour eux, le parfum n’est pas lié à une image, un flacon, un logo. Ce que j’observe aussi, c’est que ceux qui font la démarche d’aller vers des fragrances plus originales ne peuvent plus faire marche arrière, revenir vers le commun et la simplicité. « 

Chez Hermès, l’arrivée de Jean-Claude Ellena, en 2004, s’accompagne du lancement de la collection Hermessence. Pour chacun des huit flacons, le sellier français a imaginé un fourreau en cuir de veau dans lequel se glisse la bouteille, laissant deviner la couleur d’un jus construit autour d’une matière première revisitée avec audace. Ses parfums, Jean-Claude Ellena les voit comme des poèmes olfactifs, sobres et intenses, fruits de ses rencontres et de ses multiples voyages. Pour les mettre à l’honneur dans les boutiques Hermès, un meuble à tiroirs a été spécialement conçu. Ici non plus, pas de campagne de pub tapageuse, pour ce que l’on considère comme un accessoire parmi d’autres de la maison. La famille des Hermessence accueille un nouveau jus chaque année – en 2009 c’était la Vanille Galante.  » Des parfums qu’il faut prendre le temps de découvrir, précise-t-on à la boutique bruxelloise. Pour mettre au jour l’affinité qui vous lie avec la fragrance. « 

Vendue uniquement chez Senteurs d’ailleurs, à Bruxelles, la collection Private Blend de Tom Ford est issue du laboratoire de parfum personnel du designer américain. Douze jus unisexe reflets des goûts personnels d’un créateur qui rappellent la démarche choisie par Giorgio Armani lors du lancement d’Armani Privé.  » A l’origine, ces parfums n’étaient destinés qu’à mes amis les plus chers, rappelle le styliste italien. J’ai choisi de me concentrer sur un petit nombre d’ingrédients naturels de très grande qualité, une quinzaine, maximum.  » La ligne vendue dans la boutique Armani à Bruxelles propose six parfums – Giorgio Armani porterait lui-même Bois d’Encens – et quatre eaux plus accessibles.

La maison Chanel, quant à elle, a choisi son histoire comme fil conducteur de ses Exclusifs. Douze flacons identiques d’une élégante simplicité qui posent tous la même question. Et si le temps – celui de l’existence riche et mouvementée de Gabrielle Chanel – se mettait en bouteille ? Complétant les quatre fragrances rares composées hier par Ernest Beaux (N°22, Cuir de Russie, Gardénia et Bois des Iles), Jacques Polge, nez exclusif de la griffe aux deux C, a choisi de revisiter quelques moments privilégiés de la vie de Coco. Coromandel évoque les paravents de laque chinois qui signaient son univers. Bel Respiro nous transporte dans sa maison de Garches, dans les environs de Paris. Quant à Beige, le tout dernier – un floral miellé, musqué-poudré -, il raconte la couleur refuge de Mademoiselle Chanel. Insaisissable et variable à l’infini, comme Coco finalementà

Par Isabelle Willot

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