Les oiseaux de nuit voient l’aube avant nous

Lisette Lombé © karel duerinckx

Lisette Lombé se promène sur le même bitume que tout le monde… mais son regard y distingue d’autres choses. Elle nous livre ici ses humeurs poétiques.

Avoir un horaire de travail qui change chaque semaine, c’est à la fois très stimulant et très fatigant. Pas de place pour la routine mais beaucoup de secousses dans l’organisation familiale. Il faut sans cesse s’adapter, rester souple, dialoguer. A mes enfants, je dis que je suis comme une travailleuse de l’horeca: je bosse quand les gens se détendent. Les soirées et les week-ends deviennent des journées comme les autres. Dimanche dernier, il a fallu que je me lève tôt pour partir travailler en France.

Sur le chemin vers la gare, je croise d’abord un groupe de jeunes fêtards qui semblent encore accrochés à la nuit. L’un deux titube et refuse d’avancer. Il répète en boucle: « On va où maintenant? » Je me revois avec vingt ans de moins au compteur, fraîche malgré l’absence de fraîcheur. Puis, je suis un homme avec un énorme trou à l’arrière de son tee-shirt, comme déchiré, laissant apparaître sa peau noire. Il opère subitement un quart de tour et traverse en ligne droite vers le trottoir d’en face. Une camionnette doit freiner en urgence. Le conducteur klaxonne, ouvre sa vitre et crie, lui aussi, « T’es taré ou quoi? » Mais l’homme est ailleurs. Il sourit, dans le vide. Il lève la main, dans le vide aussi, avant de poursuivre sa route.

Est-ce que vous aussi, vous sentez que quelque chose cloche dans la reprise aveugle des activitu0026#xE9;s?

En arrivant près de la gare, je suis dépassée par des petits groupes de joggeuses. Image peu commune. Effervescence palpable. Je comprends que, dans quelques minutes, le top départ d’une course 100% féminine va être donné. J’entends une femme qui se moque d’elle-même avec beaucoup d’autodérision. « J’ai beau essayer de rentrer le ventre, il n’y a rien qui rentre! » Elle éclate de rire et son rire est contagieux. Je note sa phrase dans un coin de ma tête. Je sais que j’en ferai quelque chose.

Dans le hall de la gare, un autre homme désorienté. Il flotte dans un pantalon rose fluo trop large pour son bassin étroit. On dirait que le tissu a été trempé dans de l’eau de Javel. On voit la moitié de son caleçon. L’homme marche vite, boit une sorte de smoothie verdâtre et, après chaque gorgée, ouvre tout grand la bouche et souffle en répétant: « Je vais chauffer! Je vais chauffer! » J’écris le mot souffle mais c’est plutôt un râle, une exhalaison de dragon en panne de feu. Cette phrase m’interpelle. Je ne la comprends pas. Je l’écris sur mon téléphone. J’ajoute celle de la joggeuse avant de l’oublier.

J’ai encore un peu de temps avant d’embarquer. Je vais acheter un pain au chocolat et un berlingot de lait chocolaté. Chacun ses urgences. Moi, j’ai faim. La dame devant moi, avec ses deux paquets de serviettes hygiéniques, a ses règles ou va avoir ses règles. Le monsieur qui me suit tient, quant à lui, une boîte en carton d’un litre et demi de sangria. Oui, chacun ses urgences… Au pied des escaliers menant au quai, dans un renfoncement, une forme sous une couverture. Une personne à même le sol. J’ai failli passer à côté d’elle sans même la remarquer car la couverture a presque la même teinte violacée que les pavés. Caméléon déclassé. Le plein air est traître: il efface l’odeur âcre et caractéristique de la grande pauvreté.

Ce matin-là, la multiplication de rencontres surprenantes entre mon domicile et la gare me chamboule. Toujours ce questionnement sur la frontière ténue entre ce qu’on appelle la normalité et ce qu’on nomme la folie, entre l’équilibre et l’instabilité, entre la précarité et la pauvreté. J’ai l’impression que tout semble tenir à un fil. Encore plus depuis le début de la pandémie. Tout semble vouloir basculer dans un sens ou dans un autre. Personne n’est à l’abri d’une boussole interne qui s’affole. Personne n’est à l’abri d’une décompensation. Est-ce que je me trompe ou est-ce que je croise de plus en plus de personnes en errance dans les rues de ma ville? Est-ce que vous aussi, vous faites cet accablant constat des fossés qui se creusent et des rives qui s’éloignent? Est-ce que vous aussi, vous sentez que quelque chose cloche dans la reprise aveugle des activités? Est-ce cela le fameux monde de demain avec lequel on nous a tant bassiné les oreilles durant le confinement? Comment trouver un juste milieu? Ne pas se laisser happer par la profusion d’injustices et ne pas se fermer complètement aux réalités du monde. Pour le moment, je n’ai pas encore de réponse.

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