Avec le tissu et la maille, la designer Annemie Verbeke fait des prouesses. Chaque saison et depuis longtemps. Pour Weekend, cette humaniste de la mode évoque, en 13 mots magiques, ses passions et ses souvenirs.

M ême si elle n’a pas suivi le même chemin que ses pairs, les fameux Six d’Anvers (Ann Demeulemeester, Dries Van Noten, Dirk Bikkembergs, etc.), Annemie Verbeke (51 ans) occupe une place de choix dans le paysage de la créativité belge. Motivée par la mode depuis son plus jeune âge, la belle artiste bruxelloise d’adoption a suivi, en autodidacte, un parcours hors du commun. Avant de créer sa ligne éponyme en 1986, elle aborde le vêtement de mille et une manières. Très impliquée dans l’aventure  » Mode c’est Belge/Mode dit is Belgisch  » lancée par l’ITCB (Institut du Textile et de la Confection belge) au début des années 1980, une initiative d’envergure qui permit d’établir aux yeux de notre pays et du monde entier l’existence et la valeur d’une création belge, cette touche-à-tout a bien d’autres casquettes. Elle a par exemple enseigné à La Cambre mode(s) et travaillé pour diverses marques belges et étrangères, notamment avec Martin Margiela auprès du label italien Gentry Portofino. Capable de rebondir au gré des caprices de l’existence, Annemie Verbeke, qui avait arrêté sa propre collection en 1989, l’a relancée avec brio en 1998 û elle décroche à l’époque le prix Modo Bruxellæ/ Parcours de stylistes de la meilleure création û, et ouvert, l’année suivante, un flagship store rue Antoine Dansaert (Bruxelles), le district branché par excellence. Ses créations sont vendues au Japon, en France, aux Pays-Bas et en Allemagne.

Véritable alchimiste de l’allure, Annemie réunit portabilité, poésie, originalité et confort dans des vêtements qui exaltent, à son image, une féminité forte et fragile à la fois. Car la créatrice est femme de paradoxes et ces dualités vont bien à celles qu’elle habille. Des femmes auxquelles elle sait d’ailleurs si bien rendre hommage, comme dans sa superbe collection de cet automne-hiver intitulée  » Kvinnodröm  » (Rêves de femmes) d’après un film d’Ingmar Bergman (1955). Prolixe dans sa créativité comme dans ses opinions sur la vie en général et en particulier, Annemie Verbeke nous parle, sous forme de mots-clés et de coups de c£ur, des choses qui comptent vraiment pour elle.

L’enfance

 » J’ai eu une enfance remplie de bonheur à Ypres (Flandre occidentale) au milieu de mes trois frères et de mes deux s£urs. J’étais un « ket », un vrai garçon manqué. Avec ses trois fils, ma mère avait le culte des garçons û papa, lui, était ravi d’avoir une fille û, et j’ai longtemps pensé que je devais leur ressembler. C’est sans doute pour cela qu’il y a deux femmes en moi dont l’une plus carrée, plus masculine. Mon enfance, donc, s’est déroulée comme un rêve en contact avec la nature. Ma mère était très présente pour nous : au goûter, par exemple, quand nous rentrions de l’école, elle nous accueillait avec des tartines et du chocolat chaud. En outre, nous étions une très grande famille, où le dynamisme côtoyait la rigueur morale, sans cependant exclure la liberté de penser. Ainsi, quand j’ai voulu me diriger vers des études artistiques et que je me suis fait volontairement jeter de l’institut Sint-Lukas de Gand pour embrayer ensuite sur l’Académie des Beaux-Arts, mes parents ont dû accepter le choc. Mes racines m’ont réellement forgé le caractère ; dès le départ, j’ai pu tracer ma route et obtenir ce que je désirais.  »

Autodidacte

 » J’ai un parcours atypique mais peu importe, j’avais la mode profondément enracinée en moi. A 8 ans, je dessinais déjà des silhouettes et l’élégance me passionnait. J’ai dû convaincre mes parents : être artiste, c’était formidable pour eux. La mode, en revanche… Donc, j’ai d’abord rempli les « contrats » que j’avais envers eux pour m’intéresser ensuite à la mode. Vers 21 ans, j’ai plongé dans l’univers de la mode par plusieurs biais : j’ai été mannequin, vendeuse dans une boutique, journaliste, etc. Vous voyez, mon parcours n’est jamais en ligne droite et j’ai tout appris sur le tas, en me cassant la figure et en me relevant. J’avais des atouts, aussi : mon sens des couleurs, des matières, ma capacité à communiquer par le dessin et une formidable puissance de travail. Et à la place d’une formation classique, j’ai rencontré des personnes clés comme Martin Margiela, qui m’ont énormément appris. J’ai dû attendre plus longtemps pour pouvoir m’exprimer pleinement sur le plan créatif ; pour cela, il a fallu attendre 1986, quand j’ai financé ma propre collection. Vous voyez, il n’y a pas que les carrières toutes tracées dans la vie.  »

Les années 1950 -1960

 » Je suis fascinée par la féminité et l’élégance qui se dégagent de cette période. Pour moi, les fifties et le début des sixties représentent une décennie synonyme de sublimation de la femme. En même temps, la femme est artificielle, elle consent à d’énormes sacrifices pour être splendide. Cette attitude reste liée au contexte social de ce temps-là, axé sur la reconstruction, l’espoir, l’économie florissante et le baby-boom. Et, par hasard, mon enfance s’est déroulée dans cet univers magique.  »

Mes filles

 » Quand j’ai eu mes enfants, je travaillais beaucoup et j’avais à l’esprit le modèle de ma mère qui était toujours là pour ses petits, à la façon d’une lionne. C’était un vrai dilemme et même une souffrance de pouvoir trouver, sans culpabiliser, un modus vivendi entre la vie de famille et la vie professionnelle. On compose du mieux que l’on peut mais malgré tout, l’on se retrouve souvent assise entre deux chaises. D’ailleurs, en 1989, j’ai arrêté ma collection parce que j’étais littéralement sur les genoux ! Aujourd’hui, mes filles ont 18 et 20 ans : leurs opinions sont déjà bien arrêtées et j’avoue que leur manière d’envisager les choses ne correspond pas toujours à ce que j’espérais. Enfin, je fais avec et je me souviens que moi aussi, à leur âge, j’ai lutté pour trouver ma place au sein de la société. Et puis, j’ai foi dans les capacités de mes filles ; je sens qu’elles ont besoin de se détacher de moi pour mieux me revenir ensuite. Si j’ai un conseil à donner aux mamans qui ont des enfants ado, c’est de savoir les lâcher et de leur accorder une confiance totale… même si c’est dur.  »

Bien-être

 » D’emblée, j’avoue un franc penchant pour l’épicurisme bien que, hélas, des occasions soient excessivement rares. De plus, mes enfants m’épinglent comme « maman zen », ce qui est un joli compliment. Le problème ? Je ne suis pas zen envers moi-même. Ce métier, je l’adore, mais c’est le parcours du combattant, la lutte en permanence ! Par chance, j’ai trouvé des façons de récupérer un peu de bien-être grâce à la culture tous azimuts. Le cinéma, la musique, la lecture, les expos et les repas entre amis sont de véritables bouffées d’air pour moi. Il s’agit là de plaisirs simples mais porteurs de réels moments de bien-être.  »

Verseau ascendant Scorpion

 » On dit le Verseau idéaliste, volontaire, autonome, têtu dans le bon sens du terme et… séducteur, mais plutôt dans la durée selon moi. Je veux dire par là que le charme opère à long terme ; cela ne m’intéresse pas d’exercer un impact immédiat sur les gens. En fait, je voudrais prendre le temps de surprendre mon prochain, sans lui en mettre plein la vue. D’ailleurs, si j’ai commencé ma propre collection, c’est parce que j’étais frustrée de ne pas pouvoir donner pleine mesure aux potentiels, à la richesse que j’avais en moi. Quant à l’ascendant Scorpion, signe qui doute par essence, je le retrouve dans ma part d’ombre, dans les angoisses qui m’étreignent. J’avoue avoir un certain talent pour me compliquer la vie et je n’ai pas encore trouvé de remède à cela.  »

Frustration

 » C’est un moteur immense qui permet de (re)trouver l’énergie nécessaire pour entreprendre quelque chose. Vous trouverez cette formule dans tous les livres de management, mais ça marche, du moment que vous faites évoluer cette frustration vers quelque chose de positif et de très constructif. Moi, je dilue cette frustration dans la pétillance d’une équipe avec laquelle je partage beaucoup de choses, et qui, par son indispensable collaboration, me permet d’aller de l’avant.  »

La Cambre mode(s)

 » J’y ai enseigné plus de dix ans aux côtés de Franc’Pairon, l' » âme  » de cette section et au début, je m’occupais à la fois des 3e, 4e et 5e années. Passionnant mais éreintant car dans ce genre de collaboration, il faut donner énormément. Heureusement, des gens d’une autre génération, dotés d’un réel talent, sont venus apporter leur aide, comme Tony Delcampe ( NDLR : actuel chef de l’Atelier de Création de Mode à la Cambre), mon ancien élève et mon consultant, avec qui j’ai beaucoup d’affinités.  »

La maille

 » OK j’aime la maille mais j’aimerais bien qu’on ne tricote pas tout un sujet autour de cela ! Finalement, il n’y a qu’une seule saison où je n’ai présenté que des vêtements en maille. Bien que la maille soit importante pour moi car c’est un peu mon fond de commerce ; je l’aborde avec une certaine facilité et elle me permet de réaliser tout le reste, de m’exprimer via les tissus. Cela dit, il y a quelque chose de fascinant dans la maille, c’est que chaque saison, elle me force à apprivoiser le fil. Les tissus, je peux les sentir, les palper et ils s’expriment déjà par eux-mêmes alors qu’avec la maille, je pars d’un fil et tout reste à faire : le coloris à créer, le poids à donner, le toucher à réaliser, les finitions à préciser, les détails à ciseler, le confort à préserver, etc.  »

Créateurs favoris

 » J’adore Alber Elbaz, le directeur artistique de la maison Lanvin. Je lis ses interviews et ses propos me touchent profondément. Sa manière de concevoir la mode et l’allure est proche de ma propre sensibilité, et son langage est simple, pas prétentieux. Du côté des créateurs qui montent, j’ai aussi le béguin pour Anne Valérie Hash et Lutz, un ancien assistant de Margiela. En évoquant Martin Margiela, je ne peux que souligner la considération que j’ai pour lui, considération doublée d’une amitié solide car quand je l’ai rencontré, il était en 2e année à l’Académie d’Anvers. A Dries Van Noten et la façon dont il a su évoluer, je tire également mon chapeau, ainsi qu’à Veronique Branquinho et aux gens de sa génération.  »

Mode c’est Belge

 » C’est tout une époque : l’émergence des Six d’Anvers, la Canette d’Or qui, jury de prestige à l’appui, récompensait un jeune compatriote créateur particulièrement doué… Je crois que ce mouvement a conscientisé, non seulement le public, mais aussi les fabricants et les industriels du potentiel créatif qui se trouvait en Belgique. Quand j’ai démarré en 1977, il y avait toute une confiance à gagner car les Belges n’étaient pas crédibles aux yeux des étrangers, des Parisiens et des Néerlandais surtout ! Moi, je me suis énormément investie dans la philosophie du « Mode c’est Belge » générée par l’ITCB, en créant notamment des cahiers de tendances pour la Fédération de l’Habillement et le Comité belge de la Maille. Cela dit, malgré tout le travail accompli, notre pays n’a pas encore, aujourd’hui, le réflexe de payer ses créatifs au juste prix, à l’instar des chercheurs dans le domaine scientifique. Du coup, maints stylistes belges s’en vont ailleurs, à Paris notamment, car ils y sont mieux rétribués et que l’esprit y est beaucoup plus international.  »

Lumière et espace

 » Pour moi, la lumière est indissociable de l’espace, de l’étendue ; c’est un vrai luxe d’avoir les deux. J’ai un vaste atelier mais j’aimerais bien me débarrasser de la moitié des choses qui s’y trouvent, histoire de gagner encore en espace. Quant à la lumière, j’en ai besoin comme l’eau ou le pain : prendre sa douche le matin avec un rayon de soleil sur mon corps, marcher dans la lumière du petit matin, c’est fantastique.  »

La collection automne-hiver 04-05

 » Je me suis inspirée de l’univers, assez sombre, peu coloré mais très pur, du cinéaste suédois Ingmar Bergman et comme fil rouge de la collection, j’ai utilisé l’étoile des neiges en imprimé, en broderie, etc. Bergman me fascine parce que dans son £uvre, l’être humain est central et la femme y occupe une place de premier plan. Voilà pourquoi, dans mes modèles, j’ai voulu explorer les âges de la vie en choisissant dix femmes qui illustrent chaque étape clé de l’existence ; cela va de la jeune fille de 18 ans à ma belle-mère qui a 85 ans et qui travaille toujours en tant que médecin ! Toutes ces femmes ont donc choisi un vêtement de ma collection et nous avons fait un portrait en noir et blanc de chacune d’elle. Cette idée, je l’avais en moi depuis longtemps et cette saison, avec l’univers très épuré de Bergman en toile de fond, j’ai pu mettre cela en musique.  »

Marianne Hublet

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