Ils ne sont pas tombés dans la casserole quand ils étaient petits. Après une première vie bien remplie, ils se sont lancé le défi d’en inventer une autre. Portraits aux petits oignons de cinq acteurs du monde culinaire belge qui sont sortis du rang par amour pour la bonne bouffe.

BENOÎT BLAIRVACQ BEN L’ONCLE SAUGE

Entre Huy et Andenne, il y a une maison en pierre chauffée au bois et mollement protégée par un vieux chien qui cède facilement à la caresse. Chaque jour, par la fenêtre de son salon, Benoît Blairvacq, vêtu d’un vieux froc terreux, regarde les peupliers exemplaires qui veillent sur son potager, puis il pense qu’il est  » vachement bien, là  » avant d’aller parler à ses légumes oubliés et à ses herbes aromatiques,  » qui ont beaucoup de chose à lui dire « . Une nouvelle langue : il y a encore cinq ans, ce grand garçon au sourire lunaire causait surtout argent, crédits et barème maximum légal à des gens qui voulaient, qui sait ?, se donner les moyens de réaliser leur rêves.  » Au décès de mon frère, j’ai repris sa PME, l’Univers du Prêt. Ce n’était pas très excitant niveau boulot mais sans rire, il m’a finalement fait un dernier beau cadeau à sa mort : j’étais mon propre patron, j’avais un bon salaire, et surtout, j’ai aussi découvert les déjeuners d’affaires, la bonne cuisine et, donc Sang.  » Traduire Sang-Hoon Degeimbre (lire aussi en pages 44 à 50), chef pas encore doublement étoilé de l’Air du Temps quand notre apprenti gourmet fait sa connaissance. Entre eux le courant passe et se transforme rapidement en amitié.  » Petit à petit, je me suis mis à être un peu jaloux de lui, d’une saine jalousie. J’ai eu une envie irrépressible de me lancer moi aussi dans quelque chose qui me passionne.  » Degeimbre se plaint alors souvent de ne pas trouver assez de bons légumes : Benoît Blairvacq fait tomber la veste, il sera maraîcher.  » J’ai commencé à chercher des espèces rares, à me renseigner et très vite, les livres ont fait place au travail de terrain.  » Aujourd’hui, Benoît Blairvacq est employé à l’Air du Temps dont il contribue à façonner l’image à la fois terroir et avant-gardiste. Du chizo,  » un persil chinois qui a le goût de souk « , à la bourrache,  » qui te fait voyager entre mer et concombre « , il a, c’est certain, trouvé son propre langage.

B.G.

KAZUMI YAMASHIRO SUSHIS CONTRE SOUCIS

Quand on voit Kazumi Yamashiro s’agiter derrière les fourneaux de son restaurant de poche près de la place Flagey, à Bruxelles, on peine à imaginer qu’il y a trois ans elle s’activait en mode  » corporate  » à Tokyo. Son job d’alors ?  » Imaginer des sites Internet pour des petites entreprises et des particuliers.  » Le rythme ?  » Effréné.  » Pour survivre à cette vie de dingue, elle a un rêve : partir en Europe. Dans sa tête, un plan : la cuisine nippone, elle l’a entendu, est très prisée des Européens. Déterminée, elle met sa reconversion en route… à la japonaise.  » Un an à couper les légumes, un an à cuire le riz, un an derrière une poêle.  » Une rencontre inattendue avec un Belge, Daniel Biesmans, précipite les choses. Plutôt que big in Japan, ce sera small in Belgium. À 34 ans, elle débarque sur le tarmac de Zaventem. Avec son compagnon d’alors, un photographe japonais qui a également tout plaqué, elle déniche un endroit où se poser : le local est minuscule mais quand on a habité Tokyo, cela relève du détail. En décembre 2009, le couple inaugure Ebisu, une enseigne japonaise qui propose une nourriture – uniquement – à emporter. Sur le mur, un plan du métro tokyoïte stylisé rappelle la vie que les jeunes gens ont laissée derrière eux : Ebisu est à la fois le nom d’une divinité japonaise censée apporter la bonne fortune, d’un quartier de Tokyo et de sa station de métro abritant une micro-cantine éponyme, modèle d’une cuisine simple mais imparable. Plutôt que de faire un énième restaurant à sushi, Ebisu made in Brussels mise sur une cuisine nippone familiale revisitée, entre  » sauté de nouilles à la viande de poulet et légumes, worcestershire sauce façon japonaise  » et  » boulettes de poulet sauce mangue « . Rapidement l’endroit fait carton plein. Pour preuve, deux ans plus tard, l’adresse est toujours là malgré ses proportions exiguës et le fait que Kazumi y officie désormais toute seule. Toute seule mais sans aucun regret.

M.V.

MICHEL COMUS BIEN DEVANT SA GLACE

Dans la garde-robe de Michel Comus, 300 cravates prennent la poussière depuis bientôt dix ans. La faute à ce jour de 2002, où il s’est dit  » j’en ai ras-le-bol, j’arrête, je me fais plaisir « . Nous sommes à Londres, l’homme est au faîte de sa carrière : directeur du palace Le Méridien,  » avec voiture de fonction, chauffeur et facilités dans tous les plus beaux hôtels du monde « . Ses amis suspecteront la folie, il pourrait siroter une vie bien pleine, rosé piscine dans une main, Havane dans l’autre sous le soleil de la Côte d’Azur, il rachète une vieille poissonnerie bruxelloise en faillite  » qui puait la morue  » et se lance dans la crème glacée. Un an de formation en technologie du froid chez Lenôtre et voilà Michel Comus, la cinquantaine bien faite, à gratter des boules de glace sur les quais du quartier Sainte- Catherine. Lui voit les choses avec légèrement moins de prosaïsme :  » Tous les matins, c’est une véritable jouissance intellectuelle de me dire que je vais réaliser quelque chose avec mes mains. J’étais spéculatif, je suis devenu opératif. J’ai longtemps touché de l’argent, aujourd’hui je gagne littéralement ma vie.  » Un discours réfléchi, mordant sur la métaphysique, totalement raccord avec la philosophie de la vie que racontent ses cornets. Chacun symbolise sa haute idée du travail bien fait. Avec une espèce d’excellence hédoniste, cet espiègle épicurien met un point d’honneur à donner du plaisir à ceux qui le cherchent vraiment. Dites bien bonjour, respectez son artisanat, provoquez la discussion, partagez. Car si Michel Comus peut vous emmener dans des contrées aussi savoureuses qu’inédites à coups de parfums vanille, caramel salé ou même bourgeons de sapin, il peut aussi vous envoyer lécher votre Calipo ailleurs. La rançon de la liberté.

B.G.

NATHALIE MASSOUD ET ÇA FAIT DES GRANDS SLURPS

Nathalie Massoud peut se targuer d’avoir bien mené sa barque. Son fait d’armes ? Avoir inscrit un genre éphémère – le bar à soupes dont on ne compte plus les victimes inscrites sur le mémorial de la scène food bruxelloise – dans la durée. Depuis neuf ans, son Oups fait la part belle aux veloutés et autres consommés.  » Je travaillais comme directrice artistique dans une agence de publicité en binôme créatif, c’était bien mais à un moment ma partenaire a fait le choix de partir à l’étranger, je me suis retrouvé face à un dilemme, stop ou encore ? Vu que j’estimais avoir fait le tour de la question, j’ai opté pour un changement radical.  » À l’époque, les bars à soupe buzzent la capitale.  » J’ai toujours adoré faire à manger, je me suis dit que ce serait une belle opportunité pour être maître de mon destin, d’autant qu’ouvrir un bar à soupes ne demandait pas d’accès à la profession.  » Du coup, cette autodidacte envisage son endroit  » à la manière d’une vraie campagne marketing « .  » Face à la malbouffe globalisée, je me suis dit qu’il y avait vraiment quelque chose à faire, j’ai mis en £uvre tout ce que j’ai pu apprendre dans la pub.  » Résultat des courses, Oups se fait un nom avec ses 6 soupes quotidiennes inspirées qui sont autant de raisons de déjeuner sain. Si le midi est un moment privilégié pour cette enseigne, depuis peu l’adresse ouvre également ses portes le vendredi soir… preuve supplémentaire de la pertinence du concept. Pour Nathalie Massoud, cette nouvelle carrière est une révélation.  » En commençant cette aventure, je ne me doutais pas que nourrir les autres sainement serait pour moi une expérience aussi gratifiante, j’ai l’impression d’ajouter ma modeste pierre à l’édifice d’une vie meilleure et d’une conscience citoyenne. « 

M.V.

PASCALE GIGON DANSONS ASSIETTE

C’est une série de rencontres qui ont façonné le destin de Pascale Gigon. La première est un film, le très culte All That Jazz de Bob Fosse qui l’a incitée à danser sa vie. À l’époque, Pascale Gigon habite la Suisse et  » rêve de s’envoler pour San Francisco « . Une autre rencontre, sentimentale celle-là, bouleverse tout. Par amour, elle débarque en Belgique. Elle a 19 ans, n’entend pas renoncer à sa passion et s’oriente vers la danse contemporaine.  » Je n’ai pas eu de vraie formation, c’est le plaisir que j’avais en dansant qui a convaincu les différents chorégraphes.  » Alain Populaire, Louis Ziegler, Thomas Hauert et sa compagnie Zoo, Michèle Anne De Mey, Olga de Soto… son parcours est doré. En guise de consécration, elle devient assistante-chorégraphe à Rosas, la compagnie d’Anne Teresa De Keersmaeker.  » Dès 40 ans, c’est classique quand on danse, je me suis posé la question d’une reconversion, il arrive un âge où l’on n’a plus envie que le corps soit exposé.  » Là aussi, une rencontre : juste en dessous de chez elle officie Line Couvreur, chef autodidacte spécialisée dans les cours de cuisine.  » Je n’avais pas pensé à la nourriture mais j’ai dû accumuler quelque chose comme une frustration après des années de cuisine macrobiotique pour donner le meilleur fuel possible à mon corps.  » Avec Line Couvreur et Jeanna Criscitiello, une ex-chanteuse, Pascale Gigon imagine Les Filles Plaisirs Culinaires, un atelier-table d’hôtes qui livre des plats super sains aux entreprises. Elle y a appris les gestes d’une cuisine simple et goûteuse.  » Je n’ai pas la fibre créative, je trouve mon plaisir, tout comme en danse, dans la répétition de mouvements que j’essaie de polir. On peut mettre beaucoup de soi dans le simple fait de couper une carotte… c’est très japonais comme approche.  »

M.V.

Carnet d’adresses en page 112.

PAR BAUDOUIN GALLER ET MICHEL VERLINDEN

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