Eric Wapler est devenu l’homme dont tout le monde parle à Paris. Avec ses restaurants atypiques, ce surdoué de la mise en scène impose un style nouveau et inspiré. Pleins feux sur Apollo et Tokyo Eat, la nouvelle cantine du Palais de Tokyo.

Jeans, pull en V et casque de moto sous le bras… Le moins que l’on puisse écrire c’est que le succès n’a pas donné la grosse tête à Eric Wapler. Alors que l’on murmure son nom aux quatre coins de la capitale française, il affiche un naturel et une simplicité à toute épreuve. De lui, en vérité, on ne sait jusqu’ici pas grand-chose. Seul fait d’armes mémorable : au Palais de Tokyo, en décembre 2002, il a mis en scène la cérémonie des Fooding û des récompenses attribuées à tous ceux qui contribuent à sortir la gastronomie des sentiers battus. Cet événement qui a fait courir le Tout-Paris a permis de distinguer la  » Wapler’s touch  » qui consiste à envisager les choses en grand. En plein hiver, l’homme a fait le pari fou d’organiser un énorme pique-nique à même le sol de ce géant de pierre voué à la création contemporaine. Pour cela, il a fait étendre plusieurs tonnes de gazon et parsemé l’ensemble de nappes à carreaux. Un succès total bien relayé par la presse internationale. José Garcia, Emmanuelle Devos, Pierre Hermé… La recette a fait mouche auprès de tous les people présents.

Depuis qu’il est monté à Paris pour faire du théâtre, Eric Wapler a parcouru un joli bout de chemin. Originaire de Besançon et acteur de formation, il est venu dans la Ville lumière pour tenter une carrière sous les feux de la rampe. Aléas du destin, c’est finalement par un autre type de mise en scène qu’il s’est laissé happer : celles de lieux  » tendance  » dédiés à la gastronomie. Intermittent du spectacle, il travaille dans le secteur de la restauration pour boucler les fins de mois difficiles.

Quai Ouest, un établissement au bord de l’eau, à Saint-Cloud, est le premier projet sur lequel Eric Wapler £uvre avec le restaurateur René Porcheresse ( NDLR : Wapler a d’abord travaillé pour Porcheresse en tant que serveur au Pacifique Palissade). Il s’agit pas moins de transformer ce qui au départ n’est qu’une petite ginguette en un espace de 500 mètres carrés et de 430 couverts. Au cours du chantier, Eric Wapler profite d’une opportunité unique : il récupère la majeure partie de la décoration de la Banque des Agents de Change. Dans le même esprit, il sollicite la SNCF pour réutiliser des éléments ornementaux issus de vieux wagons de marchandises. Il valorise ainsi un talent familial inné pour la décoration : son frère François est l’architecte du groupe George V Restauration et plusieurs lieux de divertissement parisiens, tels que le Barlotti ou le Barrio Latino, portent sa signature.

Une fusée seventies

Si Quai Ouest témoigne déjà d’une grande maestria, c’est surtout avec Apollo et Tokyo Eat que Eric Wapler a défrayé la chronique. Appolo a pris place dans la plus ancienne gare de Paris, place Denfert-Rochereau. Le restaurant se situe à l’endroit précis de ce qui était un embarcadère du temps où les trains y effectuaient une boucle. Pendant de nombreuses années, ce patrimoine aux volumes colossaux est resté brut de décoffrage. Mais, aujourd’hui, il s’est métamorphosé en une fusée seventies.

Cette entreprise d’envergure a nécessité un solide travail d’équipe : outre Wapler et Porcheresse, les financiers Marc Puech et Franck Benguigui se sont en effet retrouvés sur le projet. L’adresse revisite les audaces esthétiques d’une époque peu effrayée par la couleur et les courbes… en les adoucissant de touches ethniques, telles les tables en nacre et vieux teck fabriquées directement à Bali. Le duo Wapler-Wapler a fait preuve d’un perfectionnisme décoratif sans fléchissement. Une exigence qui a atteint son apogée avec le plafond fiché de cinquante lampes griffées Verner Panton, le célèbre designer danois. Pour trouver celles-ci, un rabatteur a spécialement arpenté le territoire danois afin d’en exhumer les exemplaires oubliés. A tel point qu’en quelques mois la rumeur faisant son £uvre, la valeur de ces luminaires a triplé.

Le c£ur d’Apollo se présente comme une grande pièce aux allures de cube. Outre la présence imposante des lampes Panton, l’éclairage est également assuré par des lustres dessinés par Eric Wapler lui-même. Fabriqués en tissu rose, brun et blanc, ils parsèment l’espace de lignes géométriques plus rigoureuses. Aux murs, une série de miroirs convexes entourés de velours mettent la pièce en perspective. Sans trop se prendre au sérieux, Apollo adresse un clin d’£il amusé à l’enfance. Quatre grands aquariums remplis de vieux jouets et d’objets recyclés de même couleur û bleu, rouge, vert et jaune û attirent le regard. Une touche qui n’est pas sans évoquer le travail sur la récupération du plasticien anglais Tony Cragg. Dans le même esprit, de grandes gaines techniques multicolores ornent le lieu à l’entrée. Aux beaux jours, le restaurant offre une vaste terrasse d’environ 220 couverts. Un endroit idyllique bordé de plantes aromatiques parquées dans des bacs à fleurs orange et brun conçus dans un revêtement de baignoires jacuzzi.

La cuisine et les produits sautent sans maladresse d’un pays à l’autre : sushis du Japon, serrano espagnol, saumon à l’aneth nordique ou cannelloni ricotta italien… La France est aussi à l’honneur, entre foie de veau poêlé, filet de b£uf grenaille de Noirmoutiers et poulet fermier rôti. Le tout pour un résultat plutôt  » fashion food  » réussi et empreint de catéchisme diététique comme en témoigne le jus de carotte et gingembre pressé minute  » à l’entrée « . Mais le chef propose aussi des plats lorgnant du côté de la  » junk food  » et d’un certain esprit de grignotage très en vogue à Paris.

L’art de se restaurer contemporain

Le second projet qui a inscrit le nom de Wapler sur les tablettes de la branchitude est Tokyo Eat, la nouvelle cantine du Palais de Tokyo. Avec son cadre fascinant et mégalomane, le Palais de Tokyo a été conçu en 1937 pour les besoins de l’Exposition internationale de Paris. Il accueille aujourd’hui un laboratoire décalé dédié à la création contemporaine.

L’ouverture d’un restaurant à l’intérieur de ces volumes de béton brut relevait d’un cahier des charges moral strict : interdiction d’y loger un concept en forme de second Georges, le restaurant huppé de Beaubourg. L’objectif ? Imaginer un restaurant affichant une continuité avec le propos muséographique dépassant le simple décor.

L’esprit des lieux avait déjà été balisé par Tokyo Idem, un resto inspiré devenu il y a peu  » self  » aux contours arty. La cantine a été imaginée comme une £uvre d’art à part entière. Le sol, signé par l’artiste taïwanais Michael Lin, en est la meilleure preuve. Les grandes fleurs multicolores qui le composent ont été imaginées comme une toile sur laquelle on marche. Une façon contemporaine de montrer la désacralisation de l’£uvre d’art dans un lieu censé la célébrer.

Un an et demi après l’ouverture du site, Tokyo Eat, le  » vrai  » restaurant du Palais de Tokyo, voit enfin le jour. Cette grande salle occupant l’aile nord du Palais fait aujourd’hui place à 120 couverts. Plus encore que pour Tokyo Idem, les volumes ont été exploités de façon à gommer tous les repères propres à l’univers convenu de la restauration. L’espace fait fi de la traditionnelle rupture entre les salles d’exposition et l’endroit où l’on se restaure. L’idée dominante est celle d’une déconstruction de l’espace et des rapports traditionnels de la consommation. Pas de barrière non plus entre le consommateur et le serveur, acteurs d’une même pièce. La cuisine ouverte sur la salle renforce cette impression. L’aménagement intérieur a été conçu par l’architecte français Stéphane Maupin en collaboration avec Eric Wapler, détenteur de la concession et lui-même associé à René Porcheresse. Ensemble, ils ont donné un  » sens  » à l’espace laissé brut par Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal, les maîtres d’£uvre de la transformation du Palais de Tokyo. Le tout pour un travail remarquable à plusieurs niveaux.

La rudesse du plafond totalement nu a été compensée par des plaques rectangulaires de mousse épaisse et blanche. A travers la salle, une série impressionnante de soucoupes volantes en lévitation se déploient à des hauteurs diverses. Ce sont en fait des luminaires avec haut-parleurs intégrés imaginés par Maupin. Un astucieux système de contrepoids permet de les régler à la hauteur voulue. Partout, on découvre ces gimmicks qui réinventent l’espace public : ombres de chaises dessinées à même le sol, faux tracés de cadavres évoquant un meurtre, chaises customisées par Kolkoz, Marcus Kreiss, Zevs, Olivier Babin et André, ainsi que des tables portant la patte d’Ivan Fayard. Sans oublier le travail de Beat Streuli, le photographe suisse, qui a inséré des visages monumentaux sur les fenêtres de l’avenue du Président Wilson. Intégrées aux bâtiments, ces photographies d’anonymes transforment l’espace en une gigantesque boîte lumineuse. Un détour par les toilettes s’impose enfin, pour observer un étonnant détournement des codes industriels : douche de décontamination, bain pour les yeux et une série de W.-C. jumelés empruntés aux différentes cultures du monde (Japon, Inde, Etats-Unis…).

Côté carte, enfin, Eric Wapler a misé sur une certaine audace  » world  » : des sashimis à l’osso-buco, en passant par une pastilla de pintade aux aubergines. Elle surfe habilement sur les goûts du moment : riquette niçoise, cuisson à la plancha, mac de gambas poêlé, série de sirops artisanaux… Une programmation parfaite pour manger avec son temps.

Michel Verlinden

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