Monstre sacré de la gastronomie française ? Sans doute. Rencontre avec le chef parisien à l’occasion de la sortie d’un livre de cuisine… ménagère. Épaulé par son dauphin Jérôme Banctel, il nous livre 160 recettes à la portée de tous. Sélection de trois d’entre elles.

« Vous avez vu le monde qu’il y a pour des hamburgers ?  » De son salon privé, Alain Senderens observe d’un £il rageur le petit manège du Camion qui fume, un food truck garé place de la Madeleine, à Paris, devant lequel se presse, chaque vendredi, une foule en col blanc.  » La haute cuisine ne les attire plus… Même les cadres sup, ils veulent manger sur le pouce…  » Et le vétéran toqué d’étaler, comme preuve ultime de la  » dégastronomisation  » des esprits, la success-story du nouveau burger végétarien qu’il a lancé à Brooklyn avec son associé Cyril Aouizerate, la tête pensante des hôtels Mama Shelter, et qu’il s’imagine déjà offrir en pâture à la terre entière. Rangé des hauts fourneaux, M. Senderens ? C’est en tout cas dans la case des généraux à la retraite que les médias se plaisent à le classer depuis son fameux coup d’éclat de 2005. Cette année-là, le chef fait table rase au Lucas Carton, rebaptise son restaurant de son patronyme, divise les additions par trois et rend ses trois étoiles au guide Michelin. Polémique au pays des casseroles : les uns l’accusent de cracher dans la soupe, les autres se saisissent de l’occasion pour taper sur Bibendum.

 » On en a fait toute une mayonnaise, je n’assumais simplement plus de facturer un repas 380 euros par tête. J’avais honte et je pressentais une lassitude de la clientèle devant cet excès de luxe…  » Maquereau plutôt que turbot, épaule d’agneau à la place du carré, service desserré du tablier, addition moyenne de 120 euros, le double de couverts par jour… Le client salue la volte-face. Son chef comptable, aussi. Comme un ultime coup de pied dans la marmite, le vieux briscard publie, à 74 ans, un recueil de cuisine ménagère. Loin des photos léchées comme des tableaux d’Arcimboldo et des dressages à la pince à épiler, ses recettes ont été formatées, avec l’aide de son bras droit, Jérôme Banctel, pour les manches de la casserole. On y retrouve des plats signatures comme le merlan en cocotte, les cous de canard farcis ou le foie gras aux navets caramélisés, des idées dans le coup (gambas au bacon crispy, agneau au curry vert, avocat et cébette thaïe…), sans oublier cette mousse au chocolat imposée manu militari par Eventhia, son épouse.  » La cuisine à la maison n’est pas une lubie, se défend Alain Senderens. Mon premier livre reposait déjà sur cette idée. J’avais confié les recettes de mon restaurant 3-étoiles à ma femme, qui les avait adaptées aux fourneaux de notre appartement.  »

La Cuisine réussie, éditée en 1981 chez Jean-Claude Lattès, est un succès, avec 40 000 exemplaires vendus. Réitérer l’exploit aujourd’hui ?  » J’en doute. Dans les métiers de la cuisine, on vous oublie vite…  » Pessimisme de l’âge ou fausse modestie ? Celui que Wikipédia a d’ores et déjà fiché comme  » un des plus grands cuisiniers des XXe et XXIe siècles  » a cumulé suffisamment de faits d’armes pour s’assurer de voir son nom gravé sur l’Arc de triomphe de la gastronomie mondiale. Avec au moins quatre qualités inscrites au-dessous…

LE GÉNIE DE LA NOUVELLE CUISINE

De ce mouvement gastronomique (1973-1983) qui propulsa une nouvelle génération de chefs trentenaires en première ligne de la culture française d’avant-garde, l’ancien commis de la Tour d’argent ne fut pas le plus starisé mais certainement l’un des plus expressifs.  » Avec les copains Bocuse, Troisgros, Guérard, on voulait en découdre, on avait soif de découvertes et de voyages, on rapportait de nouveaux ingrédients et de nouvelles techniques de Chine et du Japon… Les journaux du monde entier s’intéressaient à nous. Quelle époque !  » À la fin des années 70, Senderens inaugure le saumon Shizuo, un plat révolutionnaire accompagné d’un beurre blanc parfumé à la sauce soja. C’était dans son restaurant l’Archestrate, dans le VIIe arrondissement de Paris, considéré alors, avec 19/20 au Gault et Millau et trois étoiles au guide Michelin, comme l’une des plus épatantes tables du monde.

L’ACCOUCHEUR DE TALENTS

Ce lieutenant en tablier est adepte du garde-à-vous et du zéro faute. Réputé colérique, il est  » capable de vous souffler dans les bronches et de vous appeler « mon chéri » deux minutes plus tard « , selon un ancien de sa brigade. Peu de collaborateurs ont tenu le choc, mais, parmi ses rares disciples, figure Alain Passard. Le chef 3-étoiles, l’un des plus charismatiques du moment, revendique une filiation très forte avec son mentor, qu’il appelle encore  » chef  » plus de vingt-cinq ans après lui avoir racheté l’Archestrate, rebaptisé l’Arpège. Senderens, à propos de Passard :  » J’ai une passion pour lui, sa cuisine m’émeut, c’est un affectif et un émotif comme moi. « 

Autre fils spirituel : Jérôme Banctel, chef exécutif du restaurant Senderens, candidat officiel et adoubé à la succession.  » Nous nous complétons, confie le disciple. Il me nourrit de son expérience incroyable, et je pense que je le rassure en lui épargnant le stress du quotidien. Sur le plan créatif, il reste ouvert à tout ce que je lui propose.  » Y compris quand il lui a suggéré, il y a deux ans, de troquer ses vieux fourneaux à gaz contre des pianos high-tech avec options absconses – Gastrovac, haute pression et varioplaques.

LE SPÉCIALISTE DES ACCORDS METS-VINS

 » Un jour, Michel Guérard vient déjeuner dans mon premier restaurant, rue de l’Exposition, à la fin des années 60. Il me dit : « Tu fais une cuisine extraordinaire, mais tu as vraiment des vins de merde… ».  » Un camouflet. Vexé, Senderens tente d’apprivoiser peu à peu le goulot, jusqu’à cette rencontre choc avec Jacques Puisais, £nologue influent, au milieu des années 80.  » Je suis tombé intellectuellement amoureux de ce bonhomme, raconte le chef de la Madeleine. On a commencé à travailler ensemble sur des accords, puis j’ai suivi des cours de dégustation à Dijon et à Bordeaux… Je me suis pris au jeu.  » Jusqu’à devenir le premier chef à proposer, dès 1987, un menu avec des suggestions de vins au verre pour chaque mets. Son mariage audacieux entre un chèvre de Touraine et un vouvray sec – soit la première incursion d’un vin blanc sur un plateau de fromages – a fait scandale à l’époque. C’est aujourd’hui un classique.

L’INVENTEUR DU CANARD APICIUS

En 1985, alors qu’il vient de reprendre Lucas Carton, Alain Senderens voit débarquer Jean-François Revel (ancien directeur de la rédaction de L’Express) et Claude Imbert (directeur du Point), tous deux membres du Club des cent. Ils lui demandent de préparer un menu d’influence romaine. Le chef se plonge dans les archives antiques, tente sans succès une soupe de cervelle et finit par enfanter cette réinterprétation miraculeuse d’une recette d’Apicius, le cuisinier officiel de l’empereur Tibère. Un canard entier poché dans un bouillon de légumes au carvi, coloré à feu vif, puis laqué avec un miel aux épices et accompagné d’une compotée de pommes-coings au safran et d’une purée de dattes à la menthe.  » Lorsque les membres l’ont goûté, explique l’éditeur et critique gastronomique Claude Lebey, convié au fameux déjeuner, ce fut un choc ! Ce plat s’est taillé une notoriété mondiale en quelques mois…  » Aujourd’hui, il ne figure plus à la carte, le chef se refuse à le refaire à l’identique. Le canard Apicius est condamné à surnager dans la mémoire des gourmets nostalgiques.

Alain Senderens et Jérôme Banctel dans votre cuisine, Flammarion, 253 pages.

PAR FRANÇOIS-RÉGIS GAUDRY

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