Barbara Witkowska Journaliste

Loin des pyramides, prenez votre temps et perdez-vous dans la poussière, le brouhaha et les vibrations de la ville éternelle, animée jour et nuit. Un vertige envoûtant et fascinant.

Guide pratique en page 48.

Son nombre d’habitants ? Douze millions, peut-être quatorze ou même quinze. Nul ne le sait. En 1930, elle comptait 1 million d’âmes. Les urbanistes de l’époque, qui calculaient large, l’ont conçue pour en abriter deux. Toutes les infrastructures urbaines sont donc aujourd’hui débordées, saturées. Les bouchons et les encombrements, les plus spectaculaires de la planète, frisent le délire. Ce qui n’empêche pas les Cairotes de brûler les feux rouges et de s’adapter avec un véritable génie aux conditions de vie que peu de peuples supporteraient avec tant de bonne humeur et de joie de vivre. Sans doute, cette vieille habitude de trouver, depuis six mille ans, une solution pour tout. Autrefois fortifiée, Le Caire s’est transformée en une ville stratifiée. La plupart des grandes artères ont été doublées d’autoponts ou de toboggans qui propulsent les véhicules dans tous les sens à hauteur du troisième étage, face au linge qui pend aux fenêtres. Ainsi, enjambe-t-on les merveilles de toutes les époques : pharaonique, copte, islamique, moderne… Bidonvilles et quartiers résidentiels s’imbriquent et s’enchevêtrent dans une cohabitation aimable et paisible. Chaque jour, le Cairote réinvente le rapport à sa ville et offre au visiteur européen le fascinant spectacle d’une vie chaotique, certes, mais paradoxalement très facile et empreinte de grande sagesse. La journée est rythmée par les innombrables  » maalesh  » (laisse tomber, c’est pas grave) ou encore  » mazag  » (le bon plaisir, la jouissance), autant d’expressions qui soulignent la relativité des choses, la gentillesse et l’insouciance simplifiant tout.

Le centre-ville, nappé d’une poussière ocre, subit les encombrements inextricables de voitures, de charrettes, de porteurs de toutes sortes, de badauds flegmatiques, d’une foule sans fin. L’épicentre de cette ville aux mille visages, patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1979 ? Au hasard, la mosquée d’el-Azhar et l’université du même nom, la plus prestigieuse et la plus vieille du monde musulman. Lorsque les Fatimides, amateurs de poésie et de musique, s’emparent de la place en 969, ils y érigent une nouvelle cité, al-Qahira toute de culture et de raffinement (les marchands italiens l’appelleront plus tard Cairo), ce qui signifie la Victorieuse. Autour de la grande mosquée et de l’université, haut lieu d’enseignement religieux, poussent d’autres mosquées aux nids-d’abeilles et aux encorbellements sophistiqués, des khans (caravansérails) et des fundouks (hôtels). Les puissants Mamelouks, soldats-esclaves turcs imposés par Saladin, succèdent aux Fatimides et gouvernent l’Egypte d’une poigne de fer jusqu’à leur éviction, par les Ottomans, en 1517. Indifférente aux changements des propriétaires, la ville continue à se développer et à s’embellir. Pour en redécouvrir l’âme, il suffit de se perdre dans les ruelles minuscules et secrètes, à deux pas du bazar el-Khalili et de pousser la porte d’un  » tikkaya « , un ancien monastère de soufis du temps des Mamelouks où s’entassent encore quelques familles dans des cellules microscopiques. Mais avant d’entamer une exploration minutieuse du bazar Khalili, une halte s’impose au café Fechaoui, le café des miroirs fréquenté par Naguib Mahfouz et Albert Cossery, deux célébrités littéraires . Les vieux fument le chicha, le narguilé, les intellectuels et les artistes refont le monde, les touristes en Nike sirotent un thé noir (le thé à la menthe, c’est au Maroc !) On plonge dans une agréable indolence, on a l’impression que le temps s’est arrêté, même si les vieux habitués soupirent :  » Ce n’est plus comme avant ! « …

Les musées ? Ils sont incontournables. Celui des Antiquités égyptiennes est vraiment admirable. Pour éviter la foule, prenez votre billet à 8 h 30 et commencez la visite par le premier étage pour voir tranquillement le trésor de Toutankhamon à 9 heures tapantes (les groupes commencent par le rez-de-chaussée). Autres haltes, le musée copte, l’église Saint-Serge et l’église Santa-Barbara, dans le Vieux Caire, ainsi que le Musée islamique. Les mosquées sont grandioses. Celle du Sultan Hassan et celle de al-Rifai se font face. La première, l’une des plus belles de la ville, date du xive siècle. La seconde, élevée par une femme, la princesse Khoshiar Hanen, abrite les tombes de la famille royale d’Egypte, dont le roi Farouk, ainsi que la tombe du chah d’Iran. Le Caire compte deux quartiers chics. Giza, au sud-ouest, entoure les pyramides. Heliopolis, une  » lubie  » d’un Belge, le baron Edouard Empain, se niche au nord-ouest. En plein désert, Empain a créé dans les années 1900 cette ville-jardin, en mêlant l’architecture d’Orient et d’Occident. Il lui a offert une basilique latine, inspirée de l’église Sainte-Sophie de Constantinople, et l’Heliopolis Palace, l’hôtel le plus spectaculaire du Proche-Orient (aujourd’hui palais présidentiel). Il s’est même offert un extravagant temple de style hindou dont on dit qu’il est hanté. On ne le visite donc pas.

La fameuse cité des Morts n’est pas loin. Dans ce gigantesque cimetière, les Mamelouks enterraient leurs défunts à l’ombre de petits palais. Aujourd’hui, la cité a les apparences d’un gros village, très peuplé, avec un bureau de poste et un petit commissariat. Dans cet espace bien aéré et desservi par des autobus, les sépultures précédées d’un jardinet ressemblent parfois à de vraies maisons. La plus cossue reste celle d’Oum Kalsoum, la grande diva de la chanson arabe qui repose ici depuis 1975. Aujourd’hui encore, des milliers de Cairotes vivent au milieu de ces sépultures perpétuant ainsi la vieille tradition pharaonique du culte des morts.

Alexandrie, la bibliothèque phare

Quatorze siècles après sa destruction, l’une des merveilles du monde antique, la célèbre bibliothèque d’Alexandrie, renaît des sables. Dessinée par des architectes norvégiens, l’héritière de la célèbre Bibliotheca Alexandrina, ressemble, au choix, à un disque solaire penché ou à une puce électronique inclinée. Il a fallu 4 200 blocs de granit d’Assouan, chacun pesant une tonne, pour élever ces murs arrondis, construits sans ciment comme les pyramides. Décorés de tous les types de calligraphie connue, de l’écriture arabe à la chinoise, de la graphie géorgienne à la slavonne, ils protègent un décor intérieur très luxueux (parquet en chêne américain Arrow aux grandes vertus insonorisantes et granit noir du Zimbabwe, le plus cher du monde, notamment), des installations high- tech pour valoriser ce que l’on appelait autrefois en grec, un  » dépôt de livres « , cinq bibliothèques spécialisées, trois musées, six galeries d’art, cinq centres de recherche, les archives de l’Internet (10 milliards de pages). La bibliothèque peut désormais recevoir pas moins de 3 500 lecteurs par jour.

Sa résurrection, c’est le rêve qui devient la réalité. Créée après la mort d’Alexandre le Grand par Ptolémée Ier Sôter, le Sauveur, vers 300 avant Jésus-Christ, elle avait pour ambition de  » rassembler l’ensemble des connaissances du monde « , de devenir le centre mondial de la science et de l’esprit. Ce qu’elle sera pendant plusieurs siècles. Dans ses murs, Aristarque de Samos eut, le premier, l’idée de la rotation de la Terre sur elle-même, Eratosthène de Cyrène a prouvé que la Terre était une sphère, donnant même des mesures très précises de sa circonférence, Euclide a jeté les bases de sa géométrie…. Environ 700 000 rouleaux de papyrus y ont été réunis au fil des siècles. Selon la légende, tout partira en fumée, en trois étapes. Vers 47 avant Jésus-Christ, Jules César s’empare d’Alexandrie et brûle une partie des collections. Au ive siècle après Jésus-Christ, Alexandrie, devenue chrétienne, l’évêque Théophile détruit ce qu’il appelle  » des vestiges païens « . En 642, lorsque le calife Omar soumet Alexandrie, il ordonne de faire disparaître les rouleaux restants considérés comme obsolètes. Pour Omar désormais tout est dit dans le Coran. On raconte que le feu des rouleaux a alors alimenté les bains publics durant six mois…

Aujourd’hui, la renaissance de la bibliothèque donnera-t-elle le coup d’envoi à la résurrection de  » l’esprit  » d’Alexandrie, mythique, mélancolique et cosmopolite ? Nul doute en tout cas que la ville fait peau neuve. On élargit les voies sur la corniche, on pomponne les palais, on bichonne les façades ottomanes ou italianisantes. Tandis que les plus courageux continuent à chercher le tombeau d’Alexandre le Grand. Les habitants jurent, en effet, qu’il est enfoui au c£ur de la ville.

Barbara Witkowska

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