De la chambre au salon, nos intérieurs se donnent, par petites touches, des allures de maisons ouvrières. Les meubles industriels battent des records aux enchères, le Solex reprend du service et les outils, trop beaux pour être rangés, ne se cachent plus dans les remises. Amélie Poulain, embourgeoisée, assume son destin de prolétaire de luxe.

Les temps changent. Il y a quelques mois à peine, vous n’auriez sans doute jamais osé ouvrir la porte au facteur, une paire de charentaises aux pieds. Désormais, leur version miniature s’accroche même à votre porte-clés. Nouveau symbole de cette  » prolo-branchitude  » qui nous pousse à tous les niveaux à  » retrouver le goût des choses simples « . C’est la marque  » Made In Franchouillard  » qui, lancée il y a une petite année, commercialise ces pantoufles de luxe. Son ambition ? Donner au monde entier  » une vision décalée et pleine d’humour des produits français les plus marquants « . La collection d’été, avec ses espadrilles et ses draps de bain arborant les photos souvenirs des premiers congés payés, continue d’ailleurs sur la même lancée. Comme le Che a pu faire vendre des tee-shirts, c’est l’ouvrier et toute l’imagerie bon enfant qui lui est associée qui sont devenus le nouveau snobisme à la mode.

 » C’est d’autant plus paradoxal que le monde ouvrier en Europe est en train de disparaître, souligne Vincent Grégoire, lifestyle manager du bureau de style parisien Nelly Rodi. De plus en plus d’usines sont délocalisées, l’habitat ouvrier est détruit ou récupéré par une bourgeoisie qui annexe les anciens faubourgs populaires.  » De la  » vraie  » banlieue, nos murs sagement plafonnés ont tout au plus emprunté l’esprit du tag. En version stickers bien sûr car à l’inverse de la peinture en bombe, ça ne tache pas et ça se décolle en moins de deux. De grands noms du design, comme Matali Crasset ou Elisabeth Arkhipoff pour Domestic, se sont déjà prêtés au jeu.

 » Le pavillon de banlieue a perdu sa ringardise… Bienvenue chez les Mimile et les Mauricette !  » ajoute le trendsetteur qui avait reconstitué, grandeur nature, lors du dernier salon Maison & Objet à Paris, un de ces intérieurs où le kitsch et le luxe font désormais bon ménage. Les éditeurs l’ont bien compris : le finlandais Marimekko réactualise ses classiques des fifties, tout comme Royal Boch qui, tout en ressortant très opportunément son service Atomium, crée une nouvelle gamme colorée à gros pois.  » La réouverture de l’Atomium ne pouvait tomber mieux, souligne Violaine Damien, propriétaire de la boutique bruxelloise Graphie Sud. Il y a un véritable engouement pour tout ce qui touche à l’après-guerre. Sans doute parce que cela rassure. Et puis, aujourd’hui, dans la déco, les choses sont moins cloisonnées. On peut tout mélanger. Les gens aiment s’offrir des petites choses qui sont simples, pratiques, qui ne coûtent pas trop cher. Un petit peu de bonheur à deux balles qui leur fait du bien.  » Sur ses étagères s’alignent les boîtes de bonbons à la violette des Cakes de Bertrand reconnaissables à leurs chromos colorisés délicieusement désuets qui recouvrent aussi des étuis à lunettes, des trousses, des miroirs. On y trouve encore des bijoux de nacre habillés de photos noir et blanc des héros de Hitchcock. Et dans un genre bien plus pragmatique, des sucriers à grandes fleurs de chez Pylones et des porte-serviettes chromés signés Present Time que l’on croirait sorti d’un  » diner  » américain.

Par petites touches, on redonne à son  » home sweet home  » des allures de roulotte de la Famille Tant-Mieux. Comme les héros extraordinairement optimistes de ce classique de la Bibliothèque Rose, il est de bon ton de sortir sa nappe vichy pour recevoir son patron, à la cuisine de préférence.  » Les gens ont la nostalgie de cette époque où tous les codes étaient clairs, poursuit Vincent Grégoire. On reconnaissait au premier coup d’£il un bourgeois d’un ouvrier, un homme d’une femme. Les gars savaient bricoler et jardiner, les filles tenir leur maison et cuisiner. Aujourd’hui, plus personne ne sait recoudre un bouton.  » Dans les aventures des héros d’Enid Blyton, de Caroline Quine ou de Jacques Bozon, chaque chose était à sa place. On ne sera pas surpris que cette littérature de jeunesse, boudées des lettrés il y a une dizaine d’années, s’offre un solide come-back. Une compilation – à destination des grands enfants devenus adultes, faut-il le préciser – détaille par le menu l’élaboration des scénarios, le choix des illustrateurs ou la vie des auteurs, souvent méconnus, des meilleures séries des Bibliothèques Rose et Verte. Une véritable mine d’or pour les collectionneurs puristes qui, boudant les rééditions, se tournent vers les bouquinistes pour retrouver l’iconographie des éditions originales.

Le progrès se camoufle derrière l’artisanat

 » Nous sommes incapables de nous projeter dans un futur qui nous fait peur, insiste Vincent Grégoire. Nous nous réfugions dans un paradis imaginaire, pastel, sucré et propret. Nous survalorisons le travail manuel en oubliant la dureté des conditions de vie qui lui étaient associées. A ces tâches sont désormais associés de nouveaux repères stylistiques.  » Le design fait son entrée dans la buanderie : relookées par le danois Normann, la ramassette et la brosse à vaisselle n’ont plus besoin de se cacher sous l’évier. Dans les toilettes, le bloc WC est signé Alessi. Et l’on ne parle plus de détergents ou de produits pour la lessive mais de  » cosmétiques pour la maison « . Installée depuis moins d’un an dans un flagshipstore à Anvers, la marque Rituals a pour ambition de  » conférer au quotidien une dimension spéciale « . Son fondateur, Raymond Cloosterman, s’est même adjoint les services de  » nez  » venus du monde de la parfumerie et d’experts en conditionnement haut de gamme.  » Nous avons donné à des produits de tous les jours des formes et des senteurs d’exception, afin que leur usage donne lieu à une nouvelle expérience de bien-être « , souligne cet ancien cadre de chez Unilever reconverti dans la trivialité de luxe.

Sur les balcons et dans les jardinets de ville, c’est toujours la même recette qui s’applique : on met peut-être les mains dans le terreau  » mais on enfile avant un joli tablier « , sourit Sophie Baudechon qui dirige la société Secrets du Potager. Sa cible ? Les bourgeois urbains qui, encouragés par les psys qui y voient une bonne thérapie contre le stress, prônent le retour à la terre… mais sans trop se salir.  » Ils sont exigeants, ils aiment les belles choses, l’esthétique compte autant pour eux que le besoin de résultat, ajoute la jeune patronne belge. Si vous prenez notre boîte de semis, je suis convaincue que 50 % des gens qui les achètent se contenteront de regarder sortir les premières pousses sans aller jusqu’à faire réellement produire des tomates.  » L’attitude à la tâche compte finalement autant, si pas plus, que le geste élégamment mis en scène.

 » Il faut retrouver la beauté du geste « , insiste l’artiste plasticienne Frédérique Morell qui redonne vie à de vieilles tapisseries au point de croix et d’anciennes broderies qu’elle transforme en poufs géants ou en agendas plastifiés.  » J’ai toujours eu une attirance pour le milieu populaire et pour les choses simples, explique celle dont les pièces ont déjà séduit les célèbres styliste et designer Paul Smith et Philippe Starck. Dans le monde ouvrier ou paysan, une sérénité s’installe parce que l’on sait pourquoi on fait les choses. Lorsque je reprends ces tapisseries pour leur redonner une deuxième vie, je ne touche ni aux formes, ni aux couleurs. C’est la recherche du sens qui prédomine. Ces objets modestes deviennent des produits de luxe quand ils entrent dans un autre circuit de distribution et de consommation. Ils deviennent de l’art utile. (1)  » Victime de son succès, Frédérique Morrel est aujourd’hui quasiment en panne de matières premières qu’elle récupérait jadis sur les stands des brocantes et dans les vide-greniers.

Pas d’été sans frigo box

Hors de la maison aussi, le look prolétaire de luxe a la cote. La salopette, princesse des catwalks cet été, se porte avec un sac en Skaï, vintage si possible et de préférence estampillé du logo d’une marque qui n’existe plus. Très tendance aussi : le sac à provisions sur roulettes imprimé qui sera du meilleur effet au marché du dimanche. Comme les grands chefs qui, faisant fi de leurs étoiles, redécouvrent le plaisir d’un simple saucisson pur porc sur une tranche de pain beurré, il fait bon sortir son frigo box et sa machine fluo à piler les glaçons sur les plages des stations balnéaires les plus en vogue. Habitat, Rice ou Ikea auront cet été dans leurs rayons de quoi vous fournir la panoplie complète du Zoutard décontracté. Toutes les scènes de notre quotidien se changent en  » cartes postales bienveillantes et décalées d’un petit coin de paradis où la poêle à frire et la clé à molette ont remplacé la faucille et le marteau « , ironise Vincent Grégoire, convaincu que ces apprentis prolétaires seront nombreux aux prochaines élections françaises à voter communiste. L’optimisme, façon Amélie Poulain, fait la nique à la morosité économique ambiante.  » Vous avez plus de plaisir à vivre et vous résistez mieux au stress si vous prenez la vie du bon côté, justifie Isabelle Claus, responsable de la marque de cosmétique belge De Laurier qui met en scène sur ses savons et ses  » beurres pour le corps à destination des peaux sensuelles  » des clones souriants de Jean-Pierre et Samantha Stevens. Comme chez les héros de  » Ma Sorcière bien-aimée « , qui sévissent d’ailleurs à nouveau tous les soirs sur le petit écran, le bonheur se négocie à la petite semaine. Peut-être ira-t-on jusqu’à charger, demain, dans son iPod, de bons vieux airs de bal musette.

(1) In  » Paradise « , Cahier d’inspirations n°8, Maison & Objet, janvier 2006.

Isabelle Willot

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