L’heure est à l’acceptation de la différence, et c’est tant mieux. Le Vif Weekend n’a pas attendu la Fashion Week de New York qui vit défiler une actrice trisomique pour tenter l’expérience du partage. Immersion volontaire dans une séance de danse dédiée à ceux et celles qui semblent – ou pas – en situation de handicap.

Un vendredi soir pas tout à fait comme les autres, à Saint-Gilles, au studio du centre culturel Jacques Franck. Il est 18 h 30, les rampes de spots sont allumées, la salle, les trois rangées de gradins sont encore vides, Joëlle Shabanov a étalé les disques sur lesquels elle compte bien bouger aujourd’hui. Elle est animatrice au Créahm (Créativité et Handicap Mental) de Bruxelles. Son rayon, c’est la danse, elle s’apprête à emmener une vingtaine de participants dans son atelier mixité. Justement, les voilà qui arrivent par petits groupes, à la cool, la plupart sont déjà en survêtement, tee-shirts et jogging, parfois à fleurs, pas de tutus, on n’est pas à l’académie, ni de chaussons, on fera ça pieds nus et ceux qui sont frileux garderont leurs chaussettes. On s’acquitte des frais de participation, 4 euros, et c’est parti pour deux heures de pleine jubilation partagée. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, de plaisir et de communion. L’idée est née il y a plus d’un an, avec la ferme intention de provoquer des rencontres entre  » ceux et celles qui semblent ou ne semblent pas en situation de handicap « , en dansant, jouant du théâtre ou de la musique, ensemble, dans un joyeux mélange.

La première fois avait été  » magique « , il fallait réitérer ça – ne pas se priver de tant de joie et d’énergie, organiser ces échanges récréatifs de manière régulière, à vos agendas d’ailleurs, le prochain, consacré à la danse, aura lieu le 15 mai, et le 3 juin, au théâtre. S’il faut des prérequis ? Pas vraiment, avoir 16 ans minimum et le désir de s’ouvrir à l’autre, et donc à soi – on consent que cela fasse parfois un peu peur. D’ailleurs, ce soir, l’une des participantes ose un timide  » Je ne crois pas que je danse bien « .  » On verra « , la rassure Joëlle, l’essentiel est ailleurs. Pas de corps en mouvement sans échauffement, c’est parti. Nusrat Fateh Ali Khan en guise de décor musical, il faut former un cercle, premier contact, se donner la main, dire son nom à voix haute,  » Je m’appelle Julie, Isis, Lou, Jessica, Christos, Tania…  » Arpenter la salle, marcher, s’étirer, balancer les bras, tourner la tête doucement dans tous les sens, respirer profondément, plier les genoux, monter sur la pointe des pieds, plier les genoux à nouveau, se faire tout petit, entendre quelques premiers rires fuser.

 » Je ne danse pas, moi « , déclare soudain une jeune fille en jogging rose qui arrête tout là et s’assoit dans un coin, un rien boudeuse.  » Tu peux rester là et regarder, fait Joëlle qui lui lance alors une perche, si tu le sens, tu viens nous rejoindre.  » Il ne faudra pas cinq minutes pour qu’elle revienne se poser parmi le groupe qui, entre-temps, s’est assis, l’échauffement se poursuit au sol, il s’agit de  » faire le papillon  » avec ses jambes puis de s’étendre, comme on peut, que l’on soit hyperlaxe ou pas, quelle différence, quelle importance ?

 » ON DIRAIT UN VAMPIRE  »

A vue de nez, il fait 2 °C de plus dans ce studio, les sweat-shirts ne sont plus nécessaires, il est plus que temps de les ôter, Joëlle propose de former deux files et de se déplacer en diagonale, un par un, pour s’arrêter quand on croise l’autre, le fixer dans les yeux et puis poursuivre son chemin. Sur la musique de John Zorn, on se lance, on avance un peu gauchement au début, puis on s’enhardit, d’autant que la consigne se corse : il est question de se mouvoir comme un robot, un spaghetti tout mou et puis enfin comme une sauterelle, sans jamais zapper la halte-rencontre où l’on plonge dans le regard d’autrui. Les commentaires claquent, qui ne font que rajouter une couche à l’hilarité ambiante –  » ça c’est pas un spaghetti  » ou  » on dirait un vampire « …

Cinq minutes de pause. Se rafraîchir avec l’eau de la fontaine, derrière les rideaux de velours sombre, puis s’affaler sur les gradins, c’est l’heure de la papote, Edouardo se parfume, montre volontiers le cahier où il consigne ses poèmes – il en a écrit un spécialement pour l’atelier de danse – pas celui-ci, l’autre, qui l’occupe tous les jeudis de 10 à 15 heures, avec Joëlle et deux autres danseuses du Créahm-Bruxelles. Ils sont en création pour le moment, le spectacle devrait être prêt début 2016, le rêve serait d’être accueillis dans des salles prestigieuses, rester confinés aux circuits alternatifs a quelque chose de frustrant, jouer devant les seuls familles et amis ne changera pas le regard de la société. En riant, Joëlle Shabanov dit qu’elle verrait bien sa troupe en résidence à la Monnaie. Et pourquoi pas ? Les artistes de l’atelier Arts plastiques ne viennent-ils pas d’illustrer le livret de l’opéra de chambre Jakob Lenz de Wolfgang Rihm, programmé en février dernier par la vénérable institution, et l’oeuvre de Daniel Sterckx couvre en pleine page la couverture du magazine de la maison – quelle fierté.

Conjonction de facteurs, de moments, mais il semble que les frontières soient en mouvement, même infime. En février dernier, à la Fashion Week de New York, on a vu Jamie Brewer défiler pour la styliste Carrie Hammer qui tentait ainsi d' » élargir la définition de la beauté « . La jeune femme, 30 ans, est actrice et joue un rôle dans la série American Horror Story – elle est trisomique. Dans un genre plus punk, en mai prochain, le groupe PKN, pour Pertti Kurikan Nimipäivät, représentera la Finlande au concours de l’Eurovision. Ils se sont rencontrés dans un atelier pour  » personnes souffrant de déficience intellectuelle « , sont les sujets d’un documentaire multi-primé The Punk Syndrome et les interprètes de Always I Have To, accessoirement, ils sont autistes et trisomiques. Au Créahm-Bruxelles, on applaudit. Et on répète cette phrase si juste qu’avait un jour prononcée l’un des artistes maison :  » Je suis un handicapé normal.  » Il faut dire que cette association n’a pas attendu un quelconque buzz médiatique pour  » valoriser la personne handicapée mentale au travers de productions artistiques, danse, arts plastiques, musique, cirque et théâtre « . Et cela fait trente-deux ans que cela dure. Avec succès. On ne peut oublier la prestation des acteurs du Créahm-Bruxelles dans Le huitième jour de Jaco Van Dormael ni la Palme d’or de Pascal Duquenne, qu’il partagea avec Daniel Auteuil à Cannes en mai 1996.

 » LAISSEZ-VOUS ALLER  »

Fin de la pause, on reprend, avec une nouvelle consigne : deux par deux, travailler les points d’appui, arriver à être en équilibre grâce et avec l’autre. Cela nécessite de la douceur, de la prévenance et de la confiance. Si on a mal au dos comme Louise, forcément ça coince, elle est venue ce soir en voisine, elle a 70 ans et a trouvé son bonheur, c’est son amie Lou qui l’a entraînée ici en lui disant :  » Viens avec moi, j’ai découvert un truc génial « , elles n’ont encore raté aucun de ces ateliers mixité, ni le théâtre, ni la musique, ni la danse. Les têtes s’accolent, les épaules, les dos puis se détachent en une ronde ralentie, joli ballet de corps aimantés, sur ces circonvolutions concentrées, le silence intérieur se fait. Mais quand Balkan Beat Box instille un rythme différent, plus nerveux, on s’agglutine à trois, voire à quatre.  » Laissez-vous aller « , recommande Joëlle, qui n’hésite pas à suivre son propre conseil. Quand la musique s’arrête, il y a des applaudissements, des ouf, des pffff. Chacun est maintenant fin prêt pour la  » choré  » :  » Je mets la main devant et je ferme, enseigne la prof qui joint le geste à la parole, je monte une marche, je fais le moulin en avant, je fais deux tours, je balance les fesses, je marche d’un côté et de l’autre, et puis je tire mon chapeau…  » Ça cafouille un peu, et alors ? On est là pour s’amuser. Pas pour gagner Belgium’s Got Talent.

 » Je veux vous remercier d’avoir si bien dansé « , dit l’animatrice au visage lumineux,  » merci Joëlle d’apprendre à tout le monde « , renchérit l’une de ses élèves du Créahm-Bruxelles.  » C’est toujours une bouffée d’oxygène « , murmure Lou tandis que Yolande, plasticienne, artiste intervenante formée à l’art thérapie, ajoute :  » J’ai adoré ça, c’est fou que l’on puisse arriver à faire une chorégraphie à la fin, j’avais envie de vivre cette expérience, je me suis bien plue…  »

Edouardo ne dit pas le contraire, il a sorti de son sac des mignonettes de parfum, les vaporise dans l’air avant de partager ses poèmes. Dans son grand cahier, il a transcrit un texte, au  » chapitre 162 « , titré  » La Rencontre « , comme le futur spectacle qu’il prépare avec Joëlle et les deux autres danseuses de son atelier.  » Apprivoisé prend forme par ses gestes appris, une rencontre au coeur de soi « , déclame-t-il avant de confier d’autres productions à lire tout bas :  » Quel est le sens d’être une femme sors de ta bulle je te dis/Un homme ? En ce temps ?/ En ces êtres ? Ou de n’être perçu/ que comme des êtres extraordinaires ?/ A ses heures mon coeur perdu rêve de sens, d’une existence sans norme ni loi/Par au-delà ma bulle, je t’observe et me protège.  »

Il est plus tard que prévu, la danse a laissé tout ce petit monde un peu groggy – de tant de joie, de stress évacué, de liberté retrouvée. On se dit qu’il faudra tester l’atelier musique, même si on n’en touche pas une en matière de croche, de noire et clé de fa, moi aussi je suis une handicapée normale.

Les soirées de la mixité du Créahm-Bruxelles, le 15 mai et le 3 juin prochains, notamment. Infos et inscriptions, tél. : 02 537 78 02 ou http://creahm-bxl.blogspot.be/

PAR ANNE-FRANÇOISE MOYSON

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