Tous les grands noms du parfum, ou presque, ont été emballés par ses soins. Ce jeune homme de bientôt 78 ans continue d’être la référence dans son métier. Son secret ? Innover sans cesse.

Ne lui dites surtout pas qu’il est designer : Serge Mansau est un artiste. Il en a tous les atours (tignasse blanche ébouriffée, pantalon tire-bouchonnant, mains calleuses, passion du geste et du verbe) et bien des talents. Sculpteur, dessinateur, scénographe, il souffle le verre, fond les métaux, agglutine le carton, taille le bois, mélange les matières, brouille les pistes. 78 ans aux prunes, l’air d’un jeune homme, touche-à-tout cherchant sans cesse et trouvant autant. Depuis ses débuts chez Helena Rubinstein, pour qui, en 1960, il créa un premier flacon (après avoir critiqué ceux que, étalagiste, il mettait en vitrine), il a habillé les parfums de Guerlain, Lancôme, Estée Lauder, Kenzo, Dior, Rochas, Hermès, Azzaro,etc. Weekend le rencontre, dans sa galerie installée à Paris, à deux pas de l’Etoile, couvé par Estelle, l’épouse vénérée qu’il ne quitte jamais, parmi l’aimable capharnaüm que forme l’amoncellement de ses £uvres, de ses objets trouvés (il aime les rebuts, les tessons, les cailloux, les végétaux séchés) et de ses innombrables projets en cours.

Weekend Le Vif/L’Express : 250 flacons à votre actif, et pourtant celui de Play, le petit dernier, semble inédit dans votre style ?

Serge Mansau : Oui, c’est une première ! Je travaille pour Givenchy depuis des décennies. J’y ai tout fait : des formes figuratives (la  » déesse  » d’Organza), stylisées (la pampille d’Ange ou démon), baroques (le chevalet de Hot Couture)… Mais je ne m’étais jamais inspiré d’un objet usuel. Pour Play, même si l’on peut se figurer un iPhone, j’ai en réalité pensé aux étuis à cigares que l’on trimbale partout avec soi et à leurs angles arrondis pour ne pas trouer la poche. Du coup, le flacon de parfum devient un objet domestique à utiliser au vu de tous et dont, dans l’idéal, on ne se sépare jamais. Un objet utopique, en somme.

Crée-t-on différemment pour les hommes et pour les femmes ?

La différence masculin-féminin est une invention de marketing. Je déteste cette segmentation. Pour moi, elle n’existe pas ! Au départ, tous les flacons ne sont que des formes vides de substance. Des supports sur lesquels l’imaginaire va se projeter. On les distingue ensuite par l’artifice, la transparence ou le dépoli, les matériaux utilisés. Par exemple, et à mon avis à tort, le caoutchouc est perçu comme masculin, le cristal plutôt comme féminin. Pour Play, de Givenchy, ce sont la résine, la couleur noire et la sensation physique apportée par la prise en main qui lui attribuent sa détermination sexuelle.

Vous-même, vous parfumez-vous ?

Non, mais, pour pouvoir sentir, car j’adore ça, je parfume le haut de mes draps. Avec Datura noir, de Serge Lutens !

Travaillez-vous en suivant un cahier des charges ?

Oui, la plupart du temps, et, à chaque nouveau travail, je suis sur la sellette, comme si je repassais un examen ! Il me semble pourtant que l’important est d’être non pas nouveau, mais surtout différent… Cela dit, les marques avec lesquelles j’ai une longue relation de confiance et auxquelles je suis attaché ont, bien sûr, leurs idées. Dès lors, on cherche ensemble et cet échange est formidable. Ainsi, le flacon de Kenzo Ça sent beau est venu d’une fascination de Kenzo lui-même pour un galet oublié sur ma table. On y a déposé une fleur, et le tour était joué !

D’où votre inspiration provient-elle ?

Ce que je cherche avant tout, c’est la poésie, l’harmonie. Un état de grâce. Et j’aime les contradictions, la théâtralité. Est-ce en souvenir de mes jeunes années passées avec Charles Dullin et le mime Marceau ? Mon credo est que, si l’on veut inviter le hasard à sa table, il faut garder son regard d’enfant. Que ce soit une pierre, quelques mots gravés sur un arbre, un bout de bois flotté, un fragment de terre cuite, le manche d’un râteau… tout est matière à création.

Dans le processus de mise au point d’un parfum, où vous situez-vous ?

Je dis souvent que faire un parfum, c’est la même chose que monter une pièce de théâtre : avec, dans le rôle du texte, la fragrance elle-même, dans celui du décor, l’étui et, à titre d’acteur vedette, le flacon. Le flacon est un interprète ; il porte le jeu du texte, donne à entendre le jus, qui, lui, n’est pas vraiment photogénique ! L’odorat regarde ce que la vue inspire. Je ne suis pas inquiet pour le futur de ce métier : il faudra toujours des passeurs d’imaginaire.

A votre avis, quel est le plus beau flacon du monde ?

N’importe quel Lalique – période René, bien sûr !

Parmi les travaux de vos confrères, quel est celui que vous admirez ?

J’aime bien ce que fait Karim Rashid. Et plus particulièrement son trio de flacons pour KenzoAmour. Très beau !

De toutes vos réalisations, y en a-t-il que vous préférez ?

J’ai quelques pièces favorites : Organza, dessiné pour Givenchy dans une liberté totale ; Flower by Kenzo, que j’ai pu décliner en trois variations ; et tous les Montana – le coquillage de Parfum d’elle, qui tournait comme une toupie, la spirale hélicoïdale de Parfum de peau, la colonne de Montana Homme… sans oublier les étuis bleu Klein ou jaune Rodtchenko, en rapport direct avec mes affinités artistiques personnelles. Il y a des créations que je trouve moins abouties ou même ratées, mais elles m’indiffèrent. Car, quand un travail est fini, je n’ai qu’une envie : en commencer un autre.

Carnet d’adresses en page 96.

Propos recueillis par Maïté Turonnet

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