Linadura, ou quand un jeune designer remporte une bourse inopinée et fait le pari de monter sa propre maison d’édition. Une histoire belge comme on aimerait en entendre plus souvent.

En lançant Linadura en 2012, Emmanuel Gardin a bien conscience de ne représenter qu’un nouveau venu parmi d’autres sur le marché du design. Les premiers produits présentés sont séduisants, mais on l’attend au tournant ; le plus difficile consistera à s’inscrire dans la durée. Deux ans plus tard, et après une présence remarquée au salon Maison & Objet, à Paris, en janvier dernier, le jeune éditeur belge a indéniablement gagné en crédibilité et compte désormais parmi les marques les plus prometteuses du secteur dans notre pays. Aujourd’hui, son catalogue recense huit références complémentaires, et différentes tailles ou coloris disponibles, vendus dans toute l’Europe. Outre des créations d’Emmanuel Gardin lui-même, on y retrouve celles du designer bruxellois Mathias van de Walle et des Liégeois de Twodesigners, Jonathan Honvoh et Rodrigue Strouwen, qui apportent équilibre et variété à la gamme, avec un talent particulier pour les pliages – de bois ou de métal – et une économie de moyens dont Linadura a fait sa devise. Produits, transport, diffusion et communication, même le montage et le service après-vente, tout doit être optimisé. Emmanuel chapeaute l’ensemble et se retrouve souvent obligé de faire les bons choix, seul aux commandes. Il mène donc sa petite structure avec une rigueur et un souci du détail qui impressionnent. Garante de la cohérence de la marque, sa vision holistique tient du modèle à suivre. Et pour ne rien gâcher, Linadura cultive son ancrage local et concentre ses activités sur le bassin industriel liégeois. Car c’est en bord de Meuse qu’Emmanuel s’est jeté à l’eau, d’abord en s’inscrivant à la haute école Saint-Luc de Liège, puis en y installant sa boîte. Il était alors logique de le rencontrer dans la Cité ardente, où il nous a reçus chez lui, à deux pas du parc d’Avroy.

Vous êtes-vous toujours vu designer ?

J’ai toujours aimé bricoler mais je ne me serais jamais douté que j’allais devenir designer. A la fin de ma rhéto, j’étais bon en bio, donc le centre PMS m’a simplement dit que je devais poursuivre sur cette voie ; ce qui ne me correspondait absolument pas. Pendant ce temps, mon frère avait commencé des études de design à Saint-Luc, une discipline que je ne connaissais pas du tout. Comme la plupart des gens à l’époque d’ailleurs, alors que maintenant, tout le monde peut citer Philippe Starck ou dire qu’il a des objets  » design  » à la maison.

C’est donc en voyant le travail de votre frère que vous avez bifurqué ?

Je le voyais ramener du boulot à la maison, il devait réaliser des dessins, des maquettes, penser un système mécanique pour qu’un objet fonctionne… Tout ce côté technique l’emmerdait royalement, moi ça m’intéressait. Alors je me suis inscrit à la même école et j’y ai passé quatre ans. En sortant, en 2003, j’ai décidé de bosser avec des designers établis pour découvrir la réalité du métier. Quand on quitte l’école, on a des ailes immenses, que le premier job ne manque pas de couper. Et on redescend très vite sur terre. Ensuite, j’ai été engagé chez Royal Boch, qui a malheureusement fait faillite. Puis j’ai créé mon propre studio, Krizalid.

Avec quelles ambitions ?

A ce moment-là, j’essaye de trouver des contrats chez des particuliers, en création de mobilier, mais aussi pour d’autres maisons d’édition. J’ai évidemment participé au Salon du meuble de Milan, pour aller démarcher les différentes marques avec mes petites créations. Très courageux, je me dis que ça va aller… Et en fait, non. L’industrie avait décidé de ne pas prendre les jeunes au sérieux ; la crise venait de lui mettre une bonne claque et elle cherchait des grands noms pour doper ses ventes.

Qu’est-ce qui a servi de déclencheur ?

A cette époque, j’ai créé l’étagère Recto Verso. J’ai fait des prototypes, ça marchait bien, alors je me suis lancé dans une autoproduction, pour ensuite retourner vers les maisons d’édition et dire  » ça fonctionne, on a fait un test réel « . On a vendu deux cents pièces en deux ans, avec à peine deux ou trois points de vente ; donc sans pousser, ça tournait. Mais les éditeurs n’étaient toujours pas intéressés, alors je me suis dit que j’allais m’y mettre moi-même. Faire ça bien, voire mieux. J’ai participé sans trop y croire au concours Boost-Up de Creative Wallonia, qui tombait à la même période, et je l’ai remporté. Le prix financier m’a permis de développer les outils nécessaires pour réaliser une production locale, mais nettement optimisée.

C’est-à-dire ?

Le coût de production unitaire est passé de 23 à 14 euros, c’est énorme. Il faut savoir que dans l’édition, du prix de production au prix de vente, le montant finit multiplié par cinq. Ça m’a fait prendre conscience qu’il était possible de créer une maison d’édition. Tout le monde essayait de m’en décourager, disant que ça nécessitait trop d’argent, qu’il fallait des financiers pour me soutenir, que je ne me rendais pas compte des contraintes, etc. Or, je me disais que si j’y arrivais déjà à petite échelle avec mes étagères, il ne devait quand même pas me manquer grand-chose pour que ce soit rentable. Et le prix Boost-Up est tombé pile à ce moment. Ce n’est pas vraiment un coup de chance, disons que tout s’est parfaitement enchaîné. Donc ça m’a conforté dans l’idée que c’était le moment de tenter quelque chose.

Même si l’entrepreneuriat n’est pas nécessairement un réflexe chez nous…

C’est vrai qu’on n’a pas vraiment l’instinct d’entreprise en Belgique. Dans des pays comme les Etats-Unis, on se lance plus facilement. Quelqu’un monte une société, se plante, en monte une deuxième, se plante aussi, mais à la troisième, des investisseurs vont peut-être juger qu’il a l’expérience de ses échecs et commencer à croire en lui. Ici, si on a connu trois échecs, on est un pestiféré. Quand on se jette à l’eau, ça doit être  » la bonne  » dès le premier coup.

Vous êtes donc à la fois designer et entrepreneur ?

Oui, ça en fait des casquettes ! Je n’avais pas spécialement l’âme d’un grand gestionnaire et, à la base, je suis quelqu’un de plutôt réservé, mais le boulot m’a obligé à aller vers les gens. Je deviens commerçant et commercial, un peu par la force des choses. Je n’étais pas destiné au métier d’entrepreneur, mais ça me passionne. Alors j’y vais, j’essaye de faire de mon mieux. Je n’ai pas fait HEC, je ne sais pas toujours si je dois faire comme ci ou comme ça, mais ce n’est pas plus mal : je ne suis pas aveuglément les schémas traditionnels, je tente de trouver des alternatives à mes problèmes.

Surmonter les contraintes, c’est le job du designer…

Tout à fait. Et chacune de ces contraintes doit se transformer en opportunité. J’arrive aujourd’hui à parler de mes produits et à les vendre, mais je reste designer, pas businessman. Je ne cherche pas le profit à tout prix, mais une qualité, une façon de produire, une éthique qui guide notre production. Je ne verrais pas l’intérêt de tout faire fabriquer en Chine, même si ça rapportait une montagne d’argent. Il n’y aurait aucun challenge. Tout le monde peut travailler avec l’Asie et vendre de la camelote sur un marché déjà saturé. La preuve, certains continuent à le faire. Je préfère le contre-pied : démontrer qu’on peut mettre au point localement des meubles de qualité nettement supérieure, et ce dans une gamme de prix qui ne soit pas excessive. Ça, c’est un défi.

Plutôt satisfait de la façon dont ça se passe jusqu’à présent ?

Oui ! On prend les choses à notre rythme et ça nous convient. Je préfère sortir un produit vraiment abouti, qui s’inscrit durablement dans le catalogue, plutôt que d’en éditer trente par an, dont la plupart passeront à la trappe en quelques mois. Dans le cas du petit luminaire Kino, présenté à Paris, au salon Maison & Objet, on a attendu quatre mois avant d’avoir les bons LED. Nos points de vente ont dû patienter, mais aujourd’hui, il est disponible et on en est vraiment contents. Au niveau du LED, du rendu, du flux lumineux ou de la puissance, on est meilleurs que chez Flos ou Artemide, qui sont au top niveau en termes de luminaires. Preuve qu’il est possible de concurrencer les géants. Même en travaillant localement, notre rapport qualité-prix est meilleur.

Pourquoi accorder tant d’importance à l’ancrage local ?

Pour montrer qu’on peut produire près de chez nous de façon plus durable. Liège me paraissait être l’endroit idéal pour développer mon activité. J’ai toujours aimé cette ville, il y a une bonne humeur qu’on ne retrouve peut-être pas à Bruxelles, du moins dans le centre-ville, où j’habitais. Et le gros avantage qu’on a à Liège, c’est la richesse du bassin industriel. Sur l’axe autoroutier, de Liège à Aachen-Verviers, il y a quatre zonings et tous les matériaux y sont mis en oeuvre. Le bois, le métal, le plastique, ainsi que les différents emballages et les finitions. Quasiment tous nos sous-traitants se situent dans un rayon de 20 km², sur une seule journée, je peux aller en voir cinq alors qu’à Bruxelles, je n’en verrais que deux. De plus, Liège compte encore beaucoup de PME qui aiment participer à l’élaboration de produits à haute valeur ajoutée, ça les sort du train-train quotidien en valorisant leur savoir-faire. C’est une belle reconnaissance, c’est important.

PAR MATHIEU NGUYEN

 » Nous prouvons qu’il est possible de concurrencer les géants.  »

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