Perdue à l’est de l’Indonésie et cernée par une mer orageuse, cette petite île de la Sonde est un éden digne des récits d’explorateurs, avec forêts, buffles et villages de contes. Une destination magique encore méconnue.

Un soleil à brunir les peaux les plus récalcitrantes, des vagues à faire pâlir les surfeurs les plus chevronnés, un territoire bosselé, couvert de forêts et couronné de palmiers, des villages insolites, comme surgis d’un roman de Tolkien, tous habités d’êtres rayonnants et d’âmes errantes : voici Sumba, l’île des confins de l’Indonésie, terre d’aventures et de chocs inespérés.

Sise à 1 500 kilomètres à l’est de la capitale indonésienne, Jakarta, Sumba est un éden perdu, une terre oubliée où les traditions et les coutumes structurent encore l’espace et le temps. Les actes rituels, comme les sacrifices de buffles et de porcs qui s’y répètent au cours des cérémonies de mariage et de deuil, rappellent combien, ici, l’influence du monde indo-malais fut déterminante. Pourtant, l’île s’arrime à une tout autre entité géographique et culturelle. Franchie la ligne Wallace, qui se glisse entre les îles de Java et de Lombok, le voyageur pénètre dans l’espace australasien. La Papouasie, la Nouvelle-Guinée et l’Australie ne sont plus loin. Faune et flore changent, comme les traits des visages et la couleur de peaux des îliens que l’on croise. Aussi, le visiteur doit-il s’attendre à des surprises. Ici, voyage et vacances sont un apprentissage. Chaque pas déroute, chaque route désoriente et seule la beauté des sites et la chaleur des êtres permet de toucher terre. Pour le reste, saisi dans la touffeur des traditions locales, il plane.

Autrefois couverte de santals, Sumba fut pillée par les commerçants indiens, musulmans et chinois dès le xiiie siècle. Une fois les arbres coupés et le bois emporté, l’île fut oubliée dans un repli des cartes de navigation. Les colons portugais l’effleurèrent, les Néerlandais ne s’y installèrent qu’en 1913, et encore, modestement. Ils s’en remirent aux pouvoirs des rajahs locaux, chefs des huit principaux clans de cette île dont la chronique est nourrie de récits d’affrontements. Sous son indolence apparente, Sumba est une terre de violence. L’amok indonésien, cette folie subite et dévastatrice, est comme comprimé dans la chaleur des jours. Dans chaque village, les tombes mégalithiques, des blocs de pierre pesant des centaines de kilos, sont à touche-touche avec les toitures des maisons. Les enfants comme les adultes s’assoient sur leurs dalles et s’y reposent. Les maisons de bambou coiffées d’un toit de chaume en forme de chapeau pointu de sorcière sont d’une beauté fascinante. Comme le résume Antonio Guerrero, chercheur et spécialiste de la région,  » l’Indonésie est une bibliothèque d’architecture en bois « , et Sumba, l’un de ses plus beaux livres ouverts.

Si l’âge d’or perdure encore, cela pourrait être ici, dans ces villages reculés, dissimulés par des forêts noyées de brumes opaques. Ni électricité, ni eau, ni téléphone, pas même un meuble, mais des maisons dont les toitures s’effilent vers le ciel. Abasourdi par leur charme limpide, le voyageur est pris de vertige. A l’intérieur, juste un panier suspendu qui se balance au-dessus des braises du foyer, coeur de la maison. La viande est fumée dans ce garde-manger naturel qui est encore une resserre aux esprits, car le cône sert de refuge et de châsse aux défunts, dont la présence protège. Entre sol et ciel, la magie opère dans un dénuement sacral qui transmue la pauvreté bien réelle en une apothéose du détachement.

On aura compris qu’à Sumba, le touriste est un anthropologue, et s’il est un lieu où nul ne saurait bronzer idiot, c’est bien dans ces villages où la religion animiste, le marapu, demeure vivace. Impossible alors de rester en marge de ces rituels mués en rassemblements festifs. On tombe dessus au sortir d’une forêt, au croisement de deux routes. Deuils, mariages et baptêmes rassemblent plusieurs centaines de personnes autour d’un banquet que des musiciens avec gongs et autres percussions enivrent. Au fil de la journée, les invités se succèdent pour offrir aux proches du défunt les animaux qui seront immolés dans la soirée. Les hommes, le front ceint d’un turban, brandissent leur machette, dansent et poussent des cris de guerre. A leurs côtés, les rato (les prêtres) tirent des entrailles des bêtes mille enseignements sur la fécondité des femmes, les récoltes prochaines, la vigueur des âmes et la puissance des clans.

En vérité, ces offrandes sont l’occasion de redistribuer la nourriture. Pas un invité qui ne reparte sans sa part de festin. Un gigantesque potlatch s’initie, liant les tribus les unes aux autres. Des chaînes de réciprocité s’organisent, chacun devenant l’obligé de l’autre. Des alliances se créent, des rivalités aussi, plaies qui mettront parfois des générations à se cicatriser.

Inutile de dire que, si le voyageur se voit accueilli, lors de ces cérémonies, comme un étranger respectable et même porteur de bon augure, il doit se méfier des impairs. Qui pénètre dans un village doit commencer par offrir à son chef de quoi mâcher le bétel qui ensanglante les bouches. L’offrande effectuée, il lui faudra attendre l’invitation du prêtre local, pour s’approcher de la maison, éviter de marcher sur une pierre consacrée, s’asseoir sur la galerie de bambous, ne rien dire, mais admirer avec quelle élégance les femmes tissent toujours les ikats, ces pièces d’étoffe aux couleurs végétales. Il découvrira encore avec délice comment le rituel régente chaque étape de l’existence.

Ici, la loi coutumière fait parfois des miracles.  » Quand un vol se produit, dit Juliana, revenue dans son village après avoir vécu en Europe, chacun doit se saisir d’un oeuf plongé dans l’eau bouillante. Le coupable est démasqué tout de suite, car il est le seul à craindre la brûlure. Les innocents ne sentent rien.  » A l’écouter, l’affaire semble entendue. Dur avec les vivants, le marapu l’est aussi avec les morts.  » Ceux dont le trépas s’est accompagné d’une perte de sang, assure encore Juliana, se voient refuser l’accès aux tombes sises dans les villages.  » Un purgatoire de trois années est imposé à leur dépouille. A son terme, les villageois iront déterrer les os de leur proche pour les rapporter dans le village et les ensevelir dans la tombe familiale.

Bien évidemment, non loin de ces villages, le pays connaît lui aussi les effets de la mondialisation. Marchés, commerces, pompes à essence fleurissent et, sur ce territoire cerné par l’océan Indien et pour le bonheur des voyageurs de passage, quelques pionniers intrépides ont même osé implanter des resorts. Si l’ordinaire des chambres d’hôtel de l’île se conjugue à la tapette à mouches et à la chasse aux moustiques (certains porteurs de dengue et malaria), d’autres ont fière allure et offrent aussi bien des budgets raisonnables que des situations à l’abri d’un éventuel tsunami, toujours menaçant dans ces régions sismiques. Ces havres de détente devraient séduire les aventuriers tentés de goûter aux diverses activités proposées par l’île : surf, équitation, trekking ou plongée. Un peu plus loin du marapu, un peu plus près des vagues. Difficile d’ignorer le Nihiwatu Resort, jailli sous un ciel explosant d’étoiles à la nuit tombée : l’établissement est tout simplement le plus gros employeur de l’île, avec ses 320 salariés. Lové dans une conque mirifique protégée par des gardes en uniforme et magnifié par 65 jardiniers aux mains d’argent, il additionne aux vastes bungalows ethniques des appartements somptuaires, des maisons hissées dans les arbres et d’autres architectures fantasques d’un luxe à couper le souffle. En sus, et pour les spécialistes, la baie offre l’une des plus belles  » mains gauches  » du monde, à savoir des vagues dont les surfeurs chevronnés débarqués d’Hawaii ou d’Australie raffolent. Nec plus ultra et pour ne pas risquer de connaître, ici, la surabondance des foules qui se bousculent dans l’écume des spots d’Inde ou du Brésil, une dîme de 100 dollars est exigée des candidats à la vague, afin qu’à la haute saison, jamais plus de dix surfeurs ne se la disputent. Les tarifs sont à l’aune de cette bizarrerie, tout y est très cher. A côté de cela, l’hôtel accueille aussi une fondation qui oeuvre à la santé des habitants locaux. Cinq cliniques traitent de la malaria et autres infections, une quinzaine d’écoles assurent un brin d’éducation pour tous, et surtout, quelques repas équilibrés par semaine. La folie jet-set sert aussi à cela, et c’est une excellente chose.

Ile des passions violentes, baignée d’une verdure éclaboussée d’embruns océaniques, Sumba est une terre de plaisirs et de légendes. Près du magnifique village de Ratengaro se dresse la sépulture étrange d’une femme qui épousa un crocodile. L’histoire est merveilleuse et, dans ce contexte quasi magique, paraît vraisemblable, preuve sans doute de l’envoûtement subtil dont le voyageur est victime. Dans le frémissement du soir et tandis que des rapaces se glissent dans le ciel mauve, la tête nous tourne. Le réel se dérobe. Se pourrait-il que les tombes se rient de nous dans le fracas des vagues ?

PAR PHILIPPE TRÉTIACK / PHOTOS : ROBERTO FRANKENBERG

UNE ÎLE DES PASSIONS, UNE TERRE DE PLAISIRS ET DE LÉGENDES, OÙ LES TRADITIONS STRUCTURENT L’ESPACE ET LE TEMPS.

PRÈS DU VILLAGE DE RATENGARO SE DRESSE LA SÉPULTURE D’UNE FEMME QUI ÉPOUSA UN CROCODILE. L’HISTOIRE EST MERVEILLEUSE, MAIS PARAÎT QUASI VRAISEMBLABLE.

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