Sur la route des Indes, cet ancien comptoir baigné par les eaux de l’océan Indien fut longtemps un pays de cocagne. Aujourd’hui, chapelles, temples hindous témoignent de la splendeur passée.

L orsque la mer se retire des plages de l’île, les enfants labourent le sable, les yeux fixes, à la recherche de pièces rares : fragments de porcelaine, couverts en argent, perles bleues… A peine remarquent-ils les femmes qui courent après les crabes, le visage couvert d’un masque blanc pour se protéger du soleil. Victor Hugo, un jeune homme du cru, fouille vaguement le sable du pied.  » C’est ma mère, professeur de français sur l’île, qui m’a donné ce prénom « , explique-t-il avec fierté. Un enfant s’avance vers lui, un morceau de porcelaine dans le creux de la main :  » 30 000 meticals !  » Victor Hugo décline l’offre en soupirant :  » Les gamins passent un temps fou à collecter ces fragments d’antiquités provenant d’anciens naufrages. Ils espèrent reconstituer les pièces à la manière d’un puzzle ! Cette porcelaine chinoise n’est pas sans valeur : elle date du xviiie siècle. Ici, certains sont même en contact avec des antiquaires de Londres !  »

Longue de 3 kilomètres, large de 500 mètres, l’île de Mozambique, avec ses mosquées, son temple hindou déserté, ses chapelles manuélines, ses palais fissurés, a l’allure d’un vieux musée à ciel ouvert. Au milieu des vestiges laissés par les conquérants, le visiteur éprouve un sentiment fait d’abandon et de nostalgie, une forme de saudade africaine. Si l’ « ilha », comme l’appellent les Mozambicains, est aujourd’hui oubliée de tous, elle a longtemps attiré la convoitise des hommes.  » L’île est belle, elle est très belle, quel dommage qu’elle aime tant les conquérants « , dit une chanson populaire.

Il y a plus d’un millénaire, cette petite frange de terre baignée par l’océan Indien servait déjà de comptoir commercial aux Persans et aux Arabes. A la fin du xve siècle, Vasco de Gama découvre une île dominée par le sultan Mussa Mbiki, qui a laissé son nom au site û Mussa Mbiki devenant Mozambique û puis au pays tout entier. Ce n’est qu’en 1507 que les Portugais s’emparent de l’île et y édifient une grande forteresse. Ils placent la nouvelle colonie sous l’administration du vice-roi des Indes, installé à Goa. C’est le début d’une longue épopée : l’île sera plusieurs fois assiégée, envahie, pillée, notamment par les Hollandais. Devenue la principale escale entre le Portugal et l’Inde, elle voit défiler un cortège bigarré : vice-rois, bagnards, poètes, visiteurs étrangers, tous attirés par la gloire et l’envie de faire fortune… On raconte même que Luis de Camões, l’un des plus grands poètes portugais, faillit perdre son manuscrit des « Lusiades » lors d’un naufrage près de l’île.

Autant d’aventuriers qui ont fait de l' »ilha » une petite Babel. Peuples bantous, descendants de commerçants arabes et indiens, Portugais ou voyageurs venus de Macao vivent côte à côte, parfois sous le même toit. L’islam, pratiqué de manière très souple, reste la première religion de cette communauté de 15 000 âmes. Abud Amur, 90 ans, le musulman le plus respecté de l’île, descend d’une famille d’esclaves comorienne qui a fait naufrage sur les côtes du Mozambique au xixe siècle. Encore vigoureux, vêtu d’une chemise élimée, il exhibe un passeport français appartenant à ses ancêtres !  » Je ne suis pas le seul à en posséder un. Paul Carrière, le dernier consul français de l’île, a fondé une famille ici, au début du xxe siècle. Deux de ses filles vivent encore sur l’ilha.  »

Quand ils ne tombent pas en ruine, les bâtiments hérités du passé colonial sont reconvertis par les Mozam-bicains. Une pratique qui contribue à l’atmosphère insolite et décalée de ce bout du monde. Le couvent de São Domingos, après avoir servi d’école, fait aujourd’hui office de tribunal. L’immense hôpital João de Deus, qui fut longtemps le plus important de la côte orientale africaine, sert de logement à des familles et à des étudiants. Quant au couvent des jésuites, il accueille à présent un poste de télécommunications flambant neuf !

L’ilha devient officiellement la capitale du Mozambique en 1752, s’émancipant de l’administration du vice-roi des Indes. Dans le même temps, ses relations commerciales changent de nature : la demande d’esclaves dépasse celle de l’or et de l’ivoire et la nouvelle capitale va participer activement à la traite des Noirs. De ces temps barbares, l’île a gardé un signe, une coupure à la hauteur du vieil hôpital qui marque toujours la frontière entre deux territoires qui s’ignorent. Au nord s’étend la  » ville de pierre et de chaux « , réservée jadis aux riches colons et dont l’architecture rappelle celle de l’Algarve. Au sud, la  » ville de Makuti « , faite de paillotes, qui continue d’accueillir les habitants les plus modestes. D’un côté, l’espace, les palais, les riches demeures, de l’autre, des allées exiguës et surpeuplées qui serpentent au-dessus du niveau de la mer.

A la nuit tombée, seule la ville de Makuti s’anime. Sur les allées en terre, on danse le tufo, qui mêle apports arabes et bantous. Les femmes, toutes vêtues à l’identique, se placent au centre. Les hommes se contentent de donner le rythme sur des tambourins en peau d’antilope. Chaque groupe est mené par une danseuse qui lance des paroles reprises en ch£ur. Les chansons abordent des problèmes très concrets. Le groupe Estrela vermelha (Etoile rouge), le plus connu, conseille ainsi de ne pas vendre de produits près des endroits où les gens font leurs besoins ! Une forte rivalité existe entre les formations de tufo : au marché municipal, les meneuses de chaque groupe mettent un point d’honneur à ne pas se saluer… Mais Makuti, c’est aussi, pendant l’été austral, des groupes d’hommes, de femmes et d’enfants qui sommeillent paisiblement sur des nattes. Les nuits sont si chaudes que les habitants préfèrent dormir à la belle étoile, au milieu des rues.  » L’été, il faut choisir entre deux fléaux : la chaleur dans les paillotes ou les moustiques dehors, explique Victor Hugo. La plupart choisissent les moustiques !  »

Les habitants de la  » ville de pierre et de chaux « , comme ceux de Makuti, essaient de composer avec le lent déclin qui frappe leur île. Depuis la fin du xixe siècle, l’ilha s’est peu à peu éclipsée de la scène mondiale. L’ouverture du canal de Suez lui a d’abord ôté son rôle de plaque tournante entre l’Europe et l’Asie, en permettant de gagner l’Inde sans passer par le canal de Mozambique. Puis, en 1898, la capitale est transférée à Lourenço Marques (l’actuelle Maputo). Plusieurs tentatives ont été mises en £uvre pour la tirer de l’oubli. Avant l’indépendance du Mozambique (1975), un pont de 3 kilomètres avait été construit entre l’île et le continent, comme si le pays craignait qu’elle ne prenne le large. Autre remède contre l’abandon : l’Unesco a inscrit l’ilha au Patrimoine mondial de l’humanité en 1991. Victor Hugo hausse les épaules en pointant un doigt sur les murs lézardés du fort São Sebastião :  » L’île est belle, très belle ; mais les conquérants l’ont oubliée…  »

Alexandre Kauffmann

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