Les réserves privées se multiplient à la lisière et à l’intérieur même du Kruger, le plus ancien et le plus vaste des parcs animaliers, proposant des lodges d’un confort inouï. Les amateurs de safaris pacifiques y découvrent que la préservation de la faune profite aussi aux humains.

L’appel du bush était plus fort que notre désir d’explorer la mégapole sud-africaine. Il a donc fallu quitter Jo’burg, ses townships surpeuplés, ses gratte-ciel insolents, ses banlieues chics aux villas ultrasécurisées, croulant sous les jacarandas. Sous les ailes de l’avion, voici qu’apparaissent Nelspruit, capitale du Mpumalanga et la luxuriante rivière Crocodile. Le bas Veld s’offre aux regards comme un grand livre d’images. En s’aventurant dans les réserves et en approchant les animaux en liberté, on découvre une Afrique telle qu’on l’a toujours rêvée enfant. L’extraordinaire intensité de la lumière, l’eau qui, à la saison des pluies, transforme cette terre craquelée en jardin d’Eden, la migration de milliers d’oiseaux, de mammifères, font que, dans le Parc national Kruger, l’émotion est toujours au rendez-vous.

En 1898, Paul Kruger, le dernier président de la République du Transvaal, effrayé par les massacres d’une chasse incontrôlée, décide d’offrir un refuge, un sanctuaire, aux populations animales. Ce sera Sabie Sand, agrandie et rebaptisée depuis. Adossé à la frontière mozambicaine dans sa partie orientale, jouxtant, à son extrémité septentrionale, le Zimbabwe, le Kruger, ce géant mythique, s’étend sur deux millions d’hectares et abrite à lui seul plus d’espèces qu’aucun autre parc du continent. On roule de Skuluza, au sud, à Punda Maria, au nord, d’Orpen, à l’ouest, à Olifants, à l’est, émerveillée par la fuite gracieuse d’un troupeau d’impalas, la familiarité de babouins trop humains, la languissante démarche d’une girafe traversant la piste. Le paysage se teinte d’émeraude, d’ocre, de sépia. Aux saules rouges succèdent les acacias, l’herbe à buffle et les mopanes, ces arbres aux feuilles en forme d’ailes de papillon dont raffolent les éléphants.

Oasis de luxe

Pour apprécier ce fantastique diorama, impossible de quitter son véhicule. Ou de circuler la nuit. Un réseau routier de 2 000 km, un hôpital, une poste, une banque, une vingtaine de stations-service, 24 camps, 3 500 employés (gardes, pisteurs, vétérinaires, personnel d’entretien…) : au Kruger, tout est, admirablement organisé. Un peu trop, peut-être. Pour un nombre croissant de visiteurs privilégiés, le parc se vit désormais comme un passage obligé. Avant la découverte de réserves privées au confort 5- étoiles et de pacifiques safaris horspistes. Les plus anciennes concessions remontent aux années 1950. Nombre d’entre elles ont une clôture commune avec le Kruger. Pour certaines, comme Sabie Sand, 68 000 ha, l’embryon historique du parc, cette séparation n’existe plus, ce qui favorise le passage des fameux  » cinq grands  » (lion, buffle, éléphant, rhinocéros et léopard). D’autres occupent, à l’intérieur même du Kruger, une superficie non négligeable. Il y a tant d’espace ! Quand le puissant homme d’affaires Luke Bailes, déjà propriétaire des lodges Ebony et Boulders à Singita, apprend qu’une concession de 15 000 ha va être attribuée pour vingt ans à la frontière du Mozambique, il survole les monts Lebombo. D’emblée, la certitude s’impose que peut être créé dans ce site reculé, au confluent des rivières Sweni et Nwanedzi, quelque chose de différent, d’unique. Ouvert en mars 2003, Singita Lebombo Lodge chamboule les codes habituels. Oubliés les décors ethniques, les boiseries so british. Le parti pris ? Tout peut être démonté.  » Touchons la terre avec légèreté  » : c’est le credo de l’architecte Andrew Makin et du designer Boyd Ferguson. Quinze lofts s’accrochent aux falaises de basalte. Partout des couleurs subtiles : blanc crème, vert tendre… Parois de verre, rideaux de perles, de lin ou de suèdine, moustiquaires enveloppant le lit tel un précieux cocon : sans cloison intérieure, les chambres sont conçues comme des espaces fluides d’où l’on aurait banni tout superflu. Ce qui n’empêche pas l’équipement high-tech d’être à la pointe ! Le soir, sur le chemin de ronde pavé de bois, des porteurs de torches vous escortent jusqu’au salon en plein air. Des tables sont dressées près de la piscine particulière. On dîne également dans le  » boma « , cet enclos où, autrefois, les fermiers mettaient leurs bêtes à l’abri. On côtoie de jeunes couples branchés venus de New York, Paris ou Sydney, des excentriques telle cette opulente Italienne tombée amoureuse d’un ranger de 30 ans son cadet, de vrais écolos comme cet avocat du Cap qui réclame encore plus de restrictions sur le nombre de transferts aériens de clients, de véhicules. L’atmosphère est conviviale.

Du lit de la rivière Nwanetsi (la rivière Scintillante) montent les feulements, les rugissements des animaux qui peuplent Singita. Ils ne sont jamais très loin ! Levé dès cinq heures, on part, à bord d’une Land Rover, pour un  » game drive  » mémorable à travers les vastes étendues hérissées d’épineux, de figuiers sycomores et d’euphorbes. Perché sur le capot de notre 4 x 4, Collen Ngomane, un pisteur shangaan (les Shangaan ou Tsonga sont une ethnie zouloue) a repéré ce matin-là, les traces d’une lionne et de ses lionceaux. Ils se montreront plus tard, lors d’une seconde traque à la tombée du jour. Mais nous verrons antilopes, girafes, rhinocéros noirs et quantité d’oiseaux : oies égyptiennes, aigrettes, pies-grièches, aigles pêcheurs…

Les Sud-Africains attendent beaucoup du Transfrontier Park, ce projet lancé il y a quatre ans doit abolir les barrières entre le Zimbabwe et le Mozambique, afin de faciliter la libre migration des animaux et de créer sur dix millions d’hectares les zones de protection de la faune et de la flore les plus vastes de la planète. Déjà, plusieurs clôtures ont été supprimées. Hélas, des émigrés clandestins, venus du Mozambique, se sont fait dévorer par les grands fauves. D’autres non. Comme dans  » Le Safari de votre vie  » (Plon, 1993), le livre de Nadine Gordimer…

Cap sur Sabi Sabi, à l’ouest du parc. En y visitant, Selati Camp et Bush Lodge, c’est Karen Blixen qu’on ne peut s’empêcher d’évoquer. Le dernier-né des hôteliers Hilton et Jaqui Loon, Earth Lodge, n’a pourtant rien à voir avec l’atmosphère romanesque de  » Out of Africa « . Les volumes de ce lieu hors du commun abordent une Afrique contemporaine, magnifiée par l’architecte Mohammed Hans et le sculpteur Geoffrey Amstrong.  » Nous voulions tourner résolument le dos à la tradition coloniale. Les habitations troglodytes nous ont inspirés « , révèle Jaqui Loon. Avec ses formes rigoureuses, ses tonalités sourdes, des murs faits de pierre, de sable et de chaume, ses arbustes poussant sur le toit, Earth Lodge dégage une incontestable sérénité. Les meubles ont été sculptés dans des troncs d’arbres charriés, lors d’une récente inondation, par la rivière Sand, les rideaux de raphia tissés au Swaziland et les pieds des sièges du bar rappellent des cornes de rhinocéros. Après quelques jours passés dans le bush, on ne s’étonne plus de rien. Même pas d’apprendre qu’un éléphant, en votre absence, a siphonné votre piscine puisque chacune des treizes suites d’Earth Lodge jouit de sa piscine privée… Surprenant pays où l’on savoure au milieu de nulle part, le luxe le plus raffiné.

Plaidoyer pour l’écotourisme

Un pays dont l’avenir semble lié au défi écologique. Ce qui n’est guère simple. Confier la nature aux communautés locales, en les persuadant qu’elles ont tout à gagner à la préserver, suppose un réel doigté et une organisation sans faille. Longtemps, les parcs africains ont été perçus comme les héritiers directs de ces territoires de chasse que les Blancs avaient délimités à leur seul profit. On a même parlé d’apartheid écologique ! N’y avait-il pas des animaux, des hommes dont on avait récupéré les terres et entre les deux des barrières et des gardes armés pour combattre les braconniers ? Aujourd’hui, la plupart des familles vivant en périphérie de parcs ou de réserves privées bien gérés l’ont compris : ne plus chasser clandestinement, cohabiter avec les  » cinq grands  » peut rapporter de l’argent, payer des habitations plus confortables, des écoles, des dispensaires, des pistes, des clôtures pour les troupeaux. Le village de Lillydale mérite le détour. Ses cases flambant neuves, ses échoppes bien achalandées et surtout son centre culturel où des professeurs de collège enseignent à naviguer sur Internet  » collent  » à l’image de modernité qu’on se fait de la nouvelle Afrique du Sud. Paradoxe bien africain, c’est ici que Sellinah donne ses consultations. Pour 150 rands, Sellinah, la  » sangoma  » (la sorcière), vous dira tout ou presque de votre avenir. Elle s’est accroupie sur le sol, a posé près d’elle un grand sac, dont elle a extrait son téléphone portable. Paumes levées vers le ciel, la voici qui agite, puis éparpille ses osselets. Pétrifiés de respect, les pisteurs qui nous escortent n’esquissent plus le moindre geste. Avec sa chevelure blanche coiffée de plumes d’autruche, ses bracelets qui tintinabulent, ses colliers faits d’étuis de cornes (elle y met de la poudre, ses onguents et ses herbes), la  » sangoma  » en impose. On nous souffle qu’elle est shangaan, à la fois guérisseuse et devineresse, qu’elle travaille jusqu’à la mégapole de Johannesburg. Qu’elle ne serait pas née  » sangoma « . Que ce sont ses ancêtres qui, au travers de cauchemars, de maux de tête récurrents, lui ont fait comprendre qu’elle devait leur succéder. Sellinah milite au sein du Conseil national des guérisseurs. Comme les quelques 200 000 docteurs traditionnels, très considérés par le pouvoir politique, auxquels a recours l’immense majorité de la population noire. De son pays, elle dit qu’il est candide et cruel, violent et poétique. Qu’y voyager en approchant au plus près ces animaux magnifiques réveille en nous et en nos âmes quelque chose que nous avions mis en sommeil. Ou dont nous n’avions jamais pris conscience.

Marianne Lohse l Photos : Frantisek Zvardon

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