L’ovni, de Zaha Hadid pour Chanel

L’inauguration du Chanel Mobile Art Container a eu lieu en grande pompe à Hongkong. Ce musée d’art contemporain mobile inspiré par le 2.55, le sac iconique de la griffe au double C, est abrité dans un opus futuriste imaginé par Zaha Hadid. Interview exclusive de la superstar de l’architecture.

Vu du seizième étage du Mandarin Oriental, le prestigieux 5-étoiles de Hongkong, le Chanel Mobile Art Container ressemble à un vaisseau spatial qui aurait atterri dans une forêt de gratte-ciel. Vaguement cordiforme, d’un blanc réfléchissant, il est posé sur le toit du vieux parking du Star Ferry, une véritable institution locale. A l’intérieur de ce cocon géant ? Un dédale de lumière et d’obscurité, dans lequel le visiteur est guidé – via un lecteur MP3 – par la voix inimitable de Jeanne Moreau :  » Be a voyeur, it’s so good to surrender to the absurd, to play the fool with fools.  » Il y a des insectes battant des ailes dans un trou noir, des cochons tatoués, des arbres à v£ux et des visages de femmes couverts de cuir.

Ainsi la mode et l’art se rejoignent aujourd’hui de plus en plus souvent. Pour Chanel, cette union est célébrée depuis longtemps déjà. L’entourage de Mademoiselle n’était-il pas, en effet, principalement constitué d’artistes tels que Picasso, Dali, Jean Cocteau, Louise de Vilmorin, Diaghilev et Stravinsky ? Coco ne recevait-elle pas fréquemment dans ses salons de la rue Cambon, à Paris, des actrices telles que Greta Garbo, Marlene Die-trich, et bien sûr la jeune Jeanne Moreau ? Rien d’étonnant donc qu’après le N°5 – souvenez-vous de Nicole Kidman dans l’élégant spot publicitaire en forme de court-métrage de Baz Luhrmann (réalisateur de Moulin rouge en 2004) pour ce parfum mythique signé Chanel -, le 2.55, le célébrissime sac matelassé avec une chaîne en bandoulière reçoive, lui aussi, un  » Art Treatment « . Et qui mieux que Zaha Hadid ne pouvait relever ce défi. Elle qui fut la première femme lauréate du Prix Pritzker en 2004, le prix Nobel de l’architecture.

Pour Zaha Hadid, le fait que le Chanel Mobile Art commence son tour du monde précisément à Hongkong, a une signification toute particulière. C’est en effet ici qu’elle a remporté, en 1983, son premier grand prix international pour la conception d’un club de loisirs sur le Peak, la colline au-dessus de la mégalopole : un bâtiment tel un oiseau pendu à la falaise. Cet opus n’a toutefois jamais été réalisé, tout comme plusieurs des projets des débuts de l’architecte star : ils étaient considérés comme trop osés. Avec leurs formes organiques, de nombreux projets de Zaha Hadid défient ainsi les lois de la pesanteur. Aujourd’hui, elle fait figure de grande prêtresse, et outre l’installation du Chanel Mobile Art, elle s’apprête à entamer, en 2009, le chantier de sa spectaculaire Innovation Tower, là où sera abritée la School of Design de la HongKong Polytechnic University.

Lorsque Zaha Hadid reçoit la presse au 2222, c’est la ruée dans la suite présidentielle du Mandarin Oriental. Une vraie star, à l’égale de Madonna. Elle a des allures de chanteuse d’opéra… une mezzo, avec sa voix profonde. Mais celle que l’on dépeint comme un monstre sacré un peu distant, cérébrale et difficile, s’avère très terre-à-terre, affichant une saine capacité à relativiser et un sens de l’humour piquant qui s’exprime surtout par des blagues aux frais de son plus proche collaborateur et associé depuis vingt ans : Patrik Schumacher.

Weekend Le Vif/L’Express : Vous venez de découvrir le Chanel Mobile Art assemblé. Qu’en pensez-vous ?

Zaha Hadid : Je l’ai vu ce matin par la fenêtre de ma chambre d’hôtel… D’en haut, c’est le meilleur angle. Ce qui me plaît, c’est qu’il est situé sur un parking, comme s’il planait au-dessus du sol. Un ovni parmi les tours, une goutte de mercure dans le paysage. Oui, c’est un moment important pour moi. C’est ici que tout a commencé, avec mon projet The Peak, primé il y a vingt-cinq ans. Lorsque les commanditaires ont ouvert l’enveloppe avec mon nom, ils ne se sont pas rendu compte que c’était une femme qu’ils couronnaient. Quand ils s’en sont aperçus, il y a eu un léger tumulte. Ça n’était jamais arrivé. Depuis, beaucoup de choses ont changé. Bien que… quand je décroche le téléphone dans cet hôtel, on s’adresse à moi en disant  » Monsieur  » ( rires).

Est-ce plus facile aujourd’hui ?

Oui et non. J’avais alors le bénéfice d’être profane : je venais d’Orient, tout en ayant eu une excellente formation et j’avais beaucoup voyagé, j’étais de nulle part, aucun stéréotype ne s’appliquait à moi. Toutefois, j’ai rencontré beaucoup d’opposition. En Grande- Bretagne surtout où les gens auraient bien voulu me voir disparaître. Je déteste les partis pris, j’essaie de les ignorer autant que possible. Et aujourd’hui je me sens toujours davantage acceptée en tant qu’architecte femme en Orient qu’en Occident. En Occident, il y a toujours cet aspect :  » Et en plus tu es arabe « . Sous-entendu : là d’où tu viens, les femmes sont terriblement opprimées. Ou bien encore, les gens me demandent comment j’ai pu faire pour arriver si loin. Ce à quoi je réponds invariablement : en avion ! Je ne sais pas comment cela se passe maintenant, mais je pense que beaucoup d’architectes de ma génération n’auraient pu réussir aussi bien ailleurs. Le lieu où je me suis sentie acceptée pour la première fois, c’était, assez bizarrement, au Japon. Les Japonais sont très attentifs à votre réputation. Qu’il s’agisse d’un homme ou d’une femme, cela n’a aucune importance pour eux.

Où avez-vous puisé cette confiance en vous pour persévérer ?

Dans mon éducation. Dans les années 1950, l’Irak était une nouvelle république à la recherche d’une identité propre et Bagdad était une ville prospère, sûre d’elle, pleine de possibilités. Mes parents étaient musulmans, mais ils m’ont envoyée dans une école catholique française, où les religieuses étaient sensibles à notre éducation. Mon père était industriel et politicien, cosmopolite et avait les idées larges. A 11 ans, mes parents m’ont laissée concevoir l’agencement de ma propre chambre. C’est ainsi qu’on donne confiance en ses possibilités à l’enfant, c’est la meilleure préparation à la vie.

Seriez-vous prête à contribuer à la reconstruction de Bagdad ?

Cela dépend de la politique. Je n’y suis plus retournée depuis le début des années 1980. Je ne sais pas ce qu’il s’y passe précisément, ni dans quel chaos la ville se trouve. Elle a été radicalement détruite. J’ai du mal à imaginer la vie là-bas. Mais nous pourrions certainement aider au développement urbain. Dans les années 1950 et 1960, on a fait venir en Irak des architectes réputés internationalement. Même chose en Orient, en Amérique du Sud et dans certaines régions en Afrique… Ces pays se défaisaient alors du joug colonial et utilisaient l’architecture comme recherche d’une nouvelle identité. C’est pourquoi il y avait autant de projets intéressants. Nous avons besoin de cette même ambition pour avancer dans le monde entier.

Au milieu de toutes ces tours, le Chanel Mobile Art se distingue par sa structure horizontale. Etes-vous lasse des gratte-ciel ?

Je n’ai fait aucune déclaration en ce sens. Je n’ai rien contre les constructions en hauteur. Les hommes concevraient des tours et les femmes non ? Foutaises ! Je pense, en revanche, que nous devons complètement revoir le concept des gratte-ciel. Prenez New York ou Hongkong. Avant, à Hongkong, on pouvait voir le Peak depuis le Victoria Harbour. Maintenant, la vue est cachée par une masse de buildings. Evidemment, avec une telle densité de population dans les mégalopoles, l’obligation est de construire en hauteur. Mais on peut imaginer bien d’autres choses avec ces tours que simplement des logements structurés et répétitifs.

On aime trouver des explications psychanalytiques à la forme de vos constructions. Comment réagissez-vous ?

Je hausse les épaules. En ce qui concerne le Chanel Mobile Art Container, le choix de la voix de Jeanne Moreau est, en soi, un aspect psychologique. ( Elle imite sa voix sensuelle)  » Be a voyeur…  » Ma voix avait la même sonorité quand je fumais. Depuis que j’ai arrêté, il y a sept ans, plus personne ne me dit que j’ai une voix sexy. Mais c’est bien le seul inconvénient. Non. Plus sérieusement : je voulais en finir avec cette idée que l’art doit absolument être présenté dans une boîte blanche. Avec le MAC, j’ai voulu créer un espace fluide à tous les niveaux, où on peut laisser parler son imagination, tel un paysage où l’on erre et que l’on ressent.

Qu’est-ce qui vous a motivée dans ce concept de bâtiment mobile ?

J’ai toujours été fascinée par le mouvement et la vitesse, comme par exemple dans un film. Nous ne voyons plus alors les choses à partir d’un seul angle : nous regardons les bâtiments depuis la voiture, l’avion ou même depuis un satellite. J’aime des pavillons où certaines parties sont en mouvement ou oscillent et forment d’autres constellations, comme les étoiles : nous avons déjà utilisé cette technique pour le musée Guggenheim à Taichung (Taïwan). Les bâtiments mobiles ou temporaires peuvent être une façon de régénérer l’intérêt pour une ville.

Habitez-vous dans une maison que vous avez vous-même conçue ?

Non, je vis dans un appartement plutôt moyen. Lors d’un retour de Chine, j’ai retrouvé mon appartement à Kensington sinistré suite à une énorme fuite d’eau chez les voisins du dessus. J’ai alors emménagé en catastrophe dans un appartement proche du bureau, avec pour objectif de le rénover. Mais je n’ai pas le temps et mes collaborateurs (regard en coin vers Patrik Schumacher) ont une peur bleue de s’y attaquer. Peut-être dois-je engager quelques femmes plus volontaires pour venir à bout de ce travail ?

En ce moment vous avez 20 grands projets en chantier. Comment contrôlez-vous toutes ces entreprises ?

D’abord en embauchant les bons collaborateurs. La plupart sont mes anciens étudiants ou ceux de Patrik Schumacher. Nous savons donc à qui nous avons affaire. Ce qui est important, dans une grande entreprise comme la nôtre, c’est d’accorder aux collaborateurs la confiance dont ils ont besoin pour travailler au mieux. Ils doivent avoir l’occasion de contribuer pleinement au projet. Au début, ils éprouvent quelque crainte. Mais cela ne dure jamais longtemps… Je trouve particulièrement excitant de voir comment ces personnes s’épanouissent. L’ambition doit être de bien réaliser le projet, mais aussi de s’améliorer sans cesse.

Vous avez déclaré un jour que si vous n’aviez pas été architecte, vous auriez travaillé dans la mode….

La mode m’a toujours intéressée, c’est vrai. Enfant, je confectionnais mes propres vêtements. Mais si je devais créer une collection, je ne le ferais qu’une seule fois. C’est un métier bien particulier : il ne suffit pas de savoir comment travailler les matières, il faut aussi connaître le business. Et puis, nous avons déjà pas mal fait dans ce sens : des meubles, des tapis, des théières, des sucriers, un sac… peut-être pas toujours aussi bien. De nos jours, c’est à la mode de vouloir tout faire. Je le constate partout : des peintres qui veulent devenir architectes, des architectes qui deviennent peintres ou mauvais philosophes… Peut-être devrions nous tous nous concentrer davantage sur notre core business, l’activité stratégique vraiment rentable.

L’architecture a-t-elle, pour vous, une dimension sociale ?

Tout à fait. Je suis une socialiste. Non pas que je coure après un drapeau rouge, mais, en cette période de grandes inégalités, la conscience sociale est une obligation morale. On n’est jamais assez riche que pour ne pas se préoccuper des autres. Une partie du métier d’architecte est de veiller à ce que les gens se sentent bien dans leur environnement, que ce soit à la maison, à l’école ou au bureau. Les gens ont besoin que les choses qui les entourent soient belles et les inspirent. C’est une sorte d’exutoire, comme lire un bon livre, aller au cinéma ou voyager.

Aujourd’hui, est-ce une belle époque pour un architecte ?

Nous sommes à un point charnière, un moment historique pour la modernité. Nous devrons repenser nos villes en fonction de la croissance démographique à l’échelle mondiale. Comment loger tout le monde de manière fonctionnelle et agréable à la fois ? Comment organiser la vie en milieu urbain et la mobilité ? Nous devrons, en outre, choisir les matériaux en fonction des conditions climatiques changeantes et de leurs influences sur la nature du sol. L’architecture sera moins une question de formes et d’image, mais sera davantage liée à la vie quotidienne. J’ai consacré de nombreuses années de recherches à ce sujet, et mon ambition est de voir mes projets théoriques se réaliser. Ma vision est optimiste, je crois beaucoup au progrès, et la réflexion autour de l’urbanisation de la nouvelle métropole est, pour moi, un grand défi.

Propos recueillis par Linda Asselbergs

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