Christine Laurent
Christine Laurent Rédactrice en chef du Vif/L'Express

(1)  » Le Luxe éternel « , par Gilles Lipovetsky et Elyette Roux, éd. Gallimard/Le Débat.

On craque pour un baguette Fendi, un stiletto Rossetti, un foulard Vuitton, des lunettes Armani, des gants Hermès, une montre Corum… Et puis on culpabilise. Trop, c’est trop ? Et si tous ces achats n’étaient qu’artifices, excès, vanités, faux plaisirs ? Autant de tentations diaboliques pour nous éloigner des joies de la simplicité, de la force intérieure, de l’avoir plutôt que de l’être ? Pas si simple. Car le luxe est aussi vieux que le plus vieux des Néandertaliens. Parures, fêtes, largesses, gaspillages, déjà nos ancêtres, les modestes chasseurs-cueilleurs du paléolithique, faisaient bombance, jouissaient de leur temps libre, cultivaient une vraie mentalité de dilapidation, de prodigalité. Une éthique du luxe, en somme, mais sans objet fastueux.

Pour preuve, la passionnante interprétation historico-sociale du sociologue français Gilles Lipovetsky (1) qui éclaire de manière subtile le luxe éternel, de l’âge du sacré au temps contemporain des marques. Ainsi, après la chasse-cueillette, vient l’ère de l’échange, du luxe-don, (dont les femmes sont totalement exclues d’ailleurs), avec ses cadeaux précieux et prestigieux aux fonctions tant religieuses que cosmiques et magiques. Plus tard, l’apparition de l’Etat bouleverse la donne, tout comme la division des sociétés en classes : le faste devient inégalité, désir d’éternité. Les clivages se multiplient entre luxe sacré et luxe profane, luxe privé et luxe public. Avec pour point d’orgue la Renaissance qui favorisera de magistrale façon la promotion aiguë du paraître. Le luxe s’ouvre désormais à la mobilité sociale, porté par l’esprit individuel (déjà) et la passion du beau. La mode flirte alors avec le caprice esthétique, la recherche de l’effet. On se montre avec ostentation.

Aujourd’hui, le prêt-à-porter, la logique industrielle, la domination des pôles économique et financier ont entraîné une formidable démocratisation du luxe, avec pour corollaire l’autorisation pour chacun de se mettre en valeur, souligne encore Lipovetsky. Non pas pour provoquer l’autre, mais bien pour jouir de soi-même, d’une image que l’on veut élitaire. Un luxe pour soi, à la carte. Finis la résignation, le sacrifice. Le biker de Versace, la mule Charles Jourdan deviennent défi ludique, droit démocratique au bonheur. Un luxe plus près d’Eros, c’est sûr, mais aussi de l’être, du temps. Culte du fugitif, certes, mais aussi de l’ancien, des racines, de l’éternité. Ne boudons donc pas notre plaisir, histoire de devenir généreusement égoïste. Avec, en prime, la bénédiction de Néandertal.

Christine Laurent

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