Auteur belge reconnu et chroniqueur du Vif Weekend, Grégoire Polet nous livre cet été une nouvelle inédite. La capitale catalane, où il réside, en est le décor.

1. Toyota a loué un grand espace publicitaire au-dessus de l’accès aux portes d’embarquement, grand accès, immense couloir, tube d’acier et de verre, long et large comme une avenue, où s’alignent comme des maisons les gates numérotées et les sièges d’attente et les trottoirs roulants et les allées et venues d’une quantité de piétons tirant leur petit bagage et qui portent mieux que jamais le nom qui va le plus parfaitement aux hommes : des passagers.

Platon avait fait graver au fronton de l’Académie : Nul n’entre ici qui ne soit géomètre ; Dante a vu marqué au linteau de la porte des enfers : Qui passe par ici doit laisser son espérance. Le constructeur japonais s’inscrit dans une grande tradition. Nul ne quitte Bruxelles par avion sans lire son nom. Tu penses.

Les passagers pour Turin, passengers for Copenhaguen, vlucht nummer 6969, tu rêves, les gens sur les tapis roulants avancent comme sur une passerelle de mode, convaincus d’être regardés avec une attention extrême par le public assis dans les sièges d’attente, et soucieux d’éveiller l’admiration par le vol léger d’un pan de gabardine, la longueur de leurs jambes, l’élégance d’un téléphone portable, le charme d’un bronzage, last call for passengers to Barcelona, Mourhad Laabi, Florence Dupuis, Kris Vandeput, Mary Goodman, Tiburce Rainer, Dolores Perez Sanchez, please go to gate 42 for immediate boarding. C’est toi, rêveur impénitent, dépêche-toi.

2. Le ronron des moteurs te berce, dans le ciel bleu de lit et les nuages. Un magazine dit que l’aérogare où l’avion te conduit a été construite en forme d’avion blanc, justement, par l’architecte catalan Ricardo Bofill, le même qui a construit en forme de planche à voile un bel hôtel sur le bord de mer, et en forme de ruche un énorme immeuble à appartements dans les faubourgs ; tu lis que Barcelone est une ville qui s’est donnée aux architectes et que les architectes le lui ont bien rendu, laissant descendre sur elle leur inspiration comme Saturne laissa descendre la sienne sur la mer, d’où naquit la beauté, Vénus sortant des flots, Barcelone au bord de l’eau. Tu refermes ce magazine. Tu voudrais écrire ce que tu penses, mais c’est très difficile de se souvenir avec un stylo de ce qu’on a pensé sans stylo. Et tu t’endors.

Le taxi est jaune et noir, comme une abeille. Tous les taxis de la ville sont pareils, en jaune et noir, ils forment des essaims, c’est joli, bourdonnant dans les rues. Les gens lèvent le bras, ils s’arrêtent. Ce serait rigolo qu’ils les piquent. Pommade spéciale pour piqûre de taxi, s’il vous plaît. Et puis, forcément, miel de taxi. Pardon, chauffeur, où se trouve votre ruche ? Miel de taxi, miel mille fleur ou miel passagers, miel spécifique, miel de thym ou miel d’Anglais, miel de romarin ou miel d’Estoniens, miel de lavande ou miel de passagers français, triés, sélectionnés, quel parfum.

Tu as dormi dans l’avion. Tu t’es réveillé, apparemment, mais c’est peut-être un rêve.

Dire un mot au taximan. Toujours parler aux chauffeurs de taxi, ce sont les guides touristiques off. Et lui parler en catalan. Tu as appris quelques phrases et tu en sors une. Pas de chance. Le chauffeur ne parle pas catalan. Il est Colombien. Tu pouvais regarder, aussi.

Tu as pris une douche, tu as vidé ta valise, allumé la télévision et tu regardes par la fenêtre. Tu trouves injuste que ta chambre soit sur la cour. Tu te penches, cherchant le ciel au bout de ce mal nommé puits de lumière, plutôt une cheminée de mine, et tu vois par une autre fenêtre une jeune fille qui se peigne les cheveux.

Tu sors.

3. Les palmiers avaient commencé à le produire, au sortir de l’aérogare, vus déjà par les baies vitrées, qui penchaient sous la brise leurs têtes hirsutes, sauvages : le dépaysement, ce sentiment capital. Quoi ? Tout à l’heure tu étais à Bruxelles ? Ça te semble si loin. Tu es en voyage. L’éloignement a commencé de modifier ta perception du temps, tu es un peu libéré, quelque chose pourra se passer. Qu’as-tu prévu ? Rien. Comme tout le monde. Profiter. Manger, boire, jouir du climat, visiter de belles choses. Programme très anonyme et très commun, qui cache un désir jamais conscient.

Tu marches, tu te promènes, il fait chaud. Rien ne s’est passé, rien de ce qu’on appelle un événement, apparemment, mais il y a dans ton cerveau et dans le réseau de tes nerfs une légère excitation lente qu’on appelle le bonheur.

Ta promenade est belle et c’est ton habitude : dans une ville que tu ne connais pas, d’abord tu te promènes, sans plan, sans carte, et ce n’est qu’après – cette fois-ci : demain – que tu prendras la carte et que tu t’y repéreras. D’abord au hasard, car c’est tout différent de ne pas savoir du tout si l’on est au milieu, à gauche, en haut ou en bas sur le plan, près du bord ou loin, dans quel centre : c’est vivre pour une fois l’espace comme on vit toujours le temps, le temps de l’existence, sans savoir du tout si on est près du milieu ou près de la fin, près d’un centre important, d’un monument qui pourrait surgir au coin de la rue, au coin du lendemain, ou si l’on va déboucher dans la banlieue, la zone, des quartiers mal famés, des années de mauvaises rencontres. La surprise est à tous les carrefours. Le voyage en un lieu inconnu rapporte l’espace et le temps à la même mesure d’imprévisibilité. L’étendue devient flottante. Demain, tu essaieras, comme chaque fois, de retrouver sur le plan le chemin de ta promenade au hasard, et, comme chaque fois, tu n’y arriveras que par morceaux.

Il te semble que bien involontairement tu as à peu près tourné en rond et, quand tu te trouves dans une rue probablement perpendiculaire à la rue de ton hôtel tu vois soudain sur toi une porte s’ouvrir et quelqu’un faire un pas, par accident, dans tes jambes ; la collision t’aurait fait tomber si tu ne t’étais accroché au bras de la personne ainsi débouchée sur toi, et le fait fut assez privilégié pour qu’au moment même où il se produisait tu le perçusses au ralenti, démultiplié dans tous ses détails, sorte d’expérience cubiste, ta main saisissant le bras de la jeune fille et tes doigts se mêlant aux cheveux, dont le contact semble à jamais marqué sur tes phalanges, la fille commence à s’excuser, s’interrompt pour crier aïe ! puis achève de s’excuser, tout cela en un quart de seconde, en même temps que cela s’est étendu sur une lenteur incroyable pour toi, comme si la perception et la mémoire agissaient en même temps, tu vois la bouche de la jeune fille bouger pour dire cet aïe et pour s’excuser, prenant toutes les formes de la ligne au cercle, et le pli de la lèvre faisant un M très dessiné, et ses cheveux surtout, fameuse crinière tout en volume, bouclée et élastique comme un jaillissement de ressorts, nimbant toute sa figure d’un rayonnement marron clair ou chocolat, et d’une étrange familiarité aussi, puisqu’aussitôt tu le sais, tu l’as vue par la fenêtre tout à l’heure, la fille qui se coiffait. C’est la jeune fille de tout à l’heure, ou presque la même, en tout cas les mêmes cheveux.

Elle te lâche et tu la lâches, elle s’excuse encore, remet ses cheveux, elle s’en va déjà, va son chemin, elle a moins besoin de toi que tu n’as besoin d’elle, évidemment. Et toi, tu réalises, en la voyant partir, qu’elle t’a rempli en te cognant d’un nuage de son parfum. Maintenant, tu sais que quelque chose s’est passé, qui explique ton bonheur de tout à l’heure. Et, de le savoir, ton bonheur est déjà une inquiétude. Tu la suis.

Tu la suis, inquiet, de pas trop près, de pas trop loin, alternant dans tes yeux les images d’elle que tu suis et les images rapprochées de son visage, que la mémoire projette, en fondu cinéma, sur ta rétine, et où tu continues de la détailler et de la découvrir, ses yeux, petits marrons aussi, ses cils en soleil, ses pommettes, et il te semble maintenant sentir, comme si la sensation s’éveillait avec une minute de décalage, la respiration de sa poitrine sur la tienne quand vous vous êtes cognés.

Mais enfin, elle n’a pas vingt-cinq ans. Tu pourrais être son père. Tu tournes la tête, tu regardes dans une vitrine tes tempes grises. Elle a tourné le coin et tu l’as perdue de vue.

Tu ne la trouves plus, mais tu es en elle comme un avion dans le ciel.

4. Trois jours ont passé et tu as visité la ville. À la pointe d’un stylo tu notes sur un carnet blanc les lieux que tu as aimés.

Tu es un parmi des milliers, en bermuda, des lunettes de soleil accrochées à l’échancrure de ta chemise, l’appareil photo en sautoir, un chapeau de paille ruban noir posé sur le guéridon à côté du verre de vermouth rubis où se noie, spécialité locale, perle de Cléopâtre, l’émeraude ronde d’une petite olive. Et le diamant toujours plus minuscule du cube de glace.

Les milliards de tonnes des astres et les mouvements cosmiques t’ont déplacé par rapport au soleil pour te dire que des minutes ont passé, et tu n’es plus à l’ombre. Tu te lèves, tu rajustes ta chemise et la ceinture de ton bermuda, tu touches machinalement ton appareil photo et ton portefeuille dans la poche arrière, tu mets ton chapeau et tes lunettes fumées et tu t’en vas. C’est idiot, le vermouth t’a donné soif.

Tu n’avais pas fumé depuis quinze ans, et tu as dans ta poche un paquet de Fortuna à demi vide. Qu’est-ce qui t’a pris ? Tu as vu comme tout le monde les maisons de Gaudí, mais tu as pensé : dans cent ans peut-être les architectes commenceront à faire comme lui. Tu as vu mille couleurs et les fleurs de fer aux balcons forgés de Puig i Cadafalch, la grande maison gantoise à pignon dentelé sur la Promenade de Grâce, les cônes pointus du flat iron barcelonais piquant vers le ciel leurs graciles paratonnerres comme des tentatives de crevaison du ciel réel, comme des seringues inoculant leur rêve dans l’épiderme de l’azur, tu as vu les choses anciennes paraissant plus jeunes que les choses récentes, tu as vu Gaudí commencer son église par la fin pour forcer l’avenir à la continuer, jusqu’à son commencement, tu as vu le dallage bleu vert de la Promenade de Grâce imitant le fond et la mémoire de l’océan imprimé d’ammonites fossiles et d’anémones chevelues, et tu as revu partout la chevelure chocolat de celle dont tu habites le souvenir, que tu n’as pas retrouvée et qui t’a volé vingt-cinq ans. Tu l’as revue sur toutes les jeunes femmes de Barcelone, cette toison comme un marron lustré, bouclée ou lisse, sautillante quand elles marchent, parlant un langage affolant, qui t’a rempli d’amour en te vidant, petit à petit, de ton âge, t’ôtant année après année.

5. C’est ainsi. Ce matin, tu t’éveilles, tu te penches par la fenêtre, non pas pour voir le ciel, mais pour voir plus bas la jeune femme se peignant les cheveux. Elle n’est pas là. Tu t’en doutais. Elle n’a jamais reparu. Sa fenêtre est vide et plutôt sale. Ton souvenir pourtant est beaucoup plus solide que la réalité, et parce qu’elle y a été une seule fois tu sais, tu sais avec toute certitude, qu’elle y est encore, et tu revois la barcelonina et ses cheveux marron chocolat tirant son peigne dans les boucles que tu connais. C’est ainsi. Tu prends une douche et tu te sèches dans la grande serviette blanche et tu t’apprêtes à te raser, tu te regardes dans la glace, tu te frottes les yeux parce que tu n’y crois pas, d’abord, et puis tu le vois. Pourquoi ne serait-ce pas possible ? On peut avoir les cheveux blancs, tout blancs, en une nuit, d’un coup. Alors pourquoi pas ? Faut-il admettre ce qu’on voit dans un miroir ? Tes tempes ne sont plus grises du tout. Et tes rides ? Où sont-elles ? Tu avais, tu en es sûr, des rides au front, aux yeux, au bas des joues. Tu n’en as plus. Tu as peur, et c’est pourtant simplement vrai.

Tu quittes ta chambre, tu dévales les escaliers. Pourquoi cours-tu ? Au comptoir de la réception, ce n’est plus le même homme que les autres matins. Et pourquoi pas ? Le personnel ne tourne-t-il pas ? Tu sors, tu cours, tu demandes à une femme : Je suis à Barcelone, ici ? La femme rit et répond mais oui bien entendu. Tu demandes : en quelle année ? Elle te dit en 2011, bien sûr. Mais elle s’éloigne, gênée. Tu as dû lui sembler fou. Tu t’en rends compte, tu t’excuses, mais elle a déjà tourné le coin, à pas pressés.

GRÉGOIRE POLET

Dans une ville que tu ne connais pas, d’abord tu te promènes, sans plan, sans carte.

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