Maison d’opéra

La cage d'escalier Grand Siècle qui part du hall d'entrée rappelle Versailles. © MASSIMO LISTRI ET DEIDI VON SCHAEWEN

Oubliez un instant vos préjugés sur la beauté et le (bon) goût, et poussez la porte de cette demeure unique, aménagée dans une ancienne conciergerie en ruine. L’artiste Pierre Peyrolle y a imaginé un véritable théâtre de l’histoire de l’art.

Cette maison baroque n’est probablement pas de celles qu’on s’attendrait à trouver dans nos pages. Son décor extravagant ne correspond pas vraiment aux canons actuels du bon goût. Pourtant, à mille lieues des grands classiques du design et des intérieurs léchés, façon wabi-sabi, qui cartonnent aujourd’hui, ce lieu dégage une aura anachronique et excentrique unique en son genre. Bien que le bâtiment ait été récemment rénové de fond en comble, il règne ici une ambiance séculaire.  » Les décorateurs actuels conçoivent trop souvent des intérieurs aux allures de chambres d’hôtel. C’est beaucoup trop standardisé pour moi, commente Pierre Peyrolle. Mes sources d’inspiration, ce sont plutôt les théâtres, les églises, les palais ou les bibliothèques.  »

Le manteau de cheminée doré de la bibliothèque au premier étage s'inspire des grottes monstrueuses des jardins de Bomarzo, datant de 1547. La licorne sur la table de lecture est typique des cabinets de curiosités.
Le manteau de cheminée doré de la bibliothèque au premier étage s’inspire des grottes monstrueuses des jardins de Bomarzo, datant de 1547. La licorne sur la table de lecture est typique des cabinets de curiosités.© Le manteau de cheminée doré de la bibliothèque au premier étage s'inspire des grottes monstrueuses des jardins de Bomarzo, datan

Le décorateur et artiste français a ainsi métamorphosé les ruines de cette ancienne conciergerie en un somptueux château plein de fantaisie, qui puise son esthétique dans les siècles passés. Le concepteur estime en effet que ses confrères s’appuient beaucoup trop sur l’héritage du modernisme, alors qu’il y a eu, à ses yeux, tant de périodes bien plus riches sur le plan stylistique. L’opulent Grand Siècle du Roi-Soleil, par exemple, ou le baroque italien dans toute sa fantasque surabondance – deux périodes dont il a retenu certains éléments dans un mélange de vraies antiquités et de parfaites répliques. Il faut dire que, né à la fin de la Seconde Guerre mondiale, Pierre Peyrolle appartient à une espèce en voie de disparition, celle des hommes qui possèdent encore une vraie connaissance de l’histoire. Il multiplie dans son discours les références à la musique, à l’opéra, à l’architecture, à l’ébénisterie ou à la mythologie. Ses références, ce n’est pas chez Le Corbusier ou Mies van der Rohe qu’il les trouve, mais chez Palladio ou Piranesi. Un peu vieux jeu ? On dira plutôt  » érudit  » et  » audacieux « … Car le créateur ne s’est pas contenté d’un aménagement classique. Il a pris un maximum de risques, quitte à dépasser de temps à autre les limites du kitsch.

Le Grand Siècle français côtoie le baroque italien : dans son salon en marbre du rez-de-chaussée, l'artiste expose des bustes d'empereurs romains aux côtés d'une réplique exacte du bureau en pietra dura de Louis XIV.
Le Grand Siècle français côtoie le baroque italien : dans son salon en marbre du rez-de-chaussée, l’artiste expose des bustes d’empereurs romains aux côtés d’une réplique exacte du bureau en pietra dura de Louis XIV.© MASSIMO LISTRI ET DEIDI VON SCHAEWEN

C’est la faute à Rousseau

L’homme nous accueille dans sa commune de Thury-en-Valois, à une heure de route au nord de Paris, où il occupe le domaine isolé d’un ancien couvent largement détruit au cours de la Révolution.  » J’ai acheté l’endroit parce qu’il n’y a pour ainsi dire pas de voisins « , confie-t-il. Avant même de se lancer dans la rénovation des bâtiments rescapés, il s’est attaqué au grand parc à l’abandon. Avec les très romantiques ruines du cloître au bord de l’étang, c’est aujourd’hui devenu un vrai tableau.  » La brume matinale lui confère une aura pratiquement mystique, observe l’artiste. Au départ, le domaine était traversé par un ruisseau, que j’ai détourné pour en faire un étang avec un îlot artificiel.  » Le plan d’eau aménagé n’est pas sans rappeler L’île des morts, le célèbre tableau symboliste d’Arnold Böcklin (XIXe siècle) où une barque solitaire dérive vers une île plantée de cyprès. Une oeuvre que Pierre Peyrolle aime beaucoup, mais qui n’a pas été ici sa source d’inspiration première.  » En fait, j’ai voulu reproduire l’île des Peupliers du philosophe et écrivain Jean-Jacques Rousseau dans son domaine d’Ermenonville. C’est là qu’il est décédé en 1778, là aussi qu’il est enterré… et, comme lui, je suis un peu misanthrope.  »

Maison d'opéra
© MASSIMO LISTRI ET DEIDI VON SCHAEWEN

Misanthrope, lui ? Notre interlocuteur semble pourtant plutôt sociable et possède de bons amis jusqu’en Belgique, où il côtoie les antiquaires bruxellois Tobias et Tom Desmet, spécialistes de la sculpture classique. Il connaît aussi très bien Thierry Bosquet, cet autre Bruxellois réputé pour les décors qu’il a réalisés pour les plus grands opéras du monde et dont Pierre Peyrolle partage pleinement la passion du théâtre. Au fond, sa propre maison n’est rien d’autre qu’un grand opéra où il orchestre le regard par d’habiles jeux de glaces et d’autres éléments du décor, et où tous les visiteurs deviennent automatiquement des personnages dans une scène où réalité et fiction ne cessent de s’entremêler.

S'inspirant de décors de théâtre, Pierre Peyrolle a imaginé une salle à manger ornée d'imitations de fresques, de faux marbre et de nombreux miroirs, dans une scénographie où la réalité et la fiction s'entremêlent.
S’inspirant de décors de théâtre, Pierre Peyrolle a imaginé une salle à manger ornée d’imitations de fresques, de faux marbre et de nombreux miroirs, dans une scénographie où la réalité et la fiction s’entremêlent.© MASSIMO LISTRI ET DEIDI VON SCHAEWEN

More is more

Pierre Peyrolle a vécu dix-sept ans à Venise, et cela se remarque dans son intérieur : on y trouve un peu partout des miroirs et des lustres en verre de Murano et les fresques réalisées par ses soins ne détonneraient pas dans un palazzo ou une villa romaine. L’impressionnante cage d’escalier Grand Siècle qui part du hall d’entrée, elle, rappelle plutôt Versailles, avec sa lumière qui se reflète à l’infini dans l’énorme paroi miroitante et les murs en faux marbre scintillant, habilement peints pour imiter la pierre. Une porte en miroir secrète mène au salon de marbre du rez-de-chaussée, où trône une réplique exacte du bureau en pietra dura de Louis XIV.  » La chaise longue aussi correspond à celles que l’on trouvait à Versailles, bien que celle-ci soit en réalité inspirée d’un modèle du Louvre « , précise l’artiste. En pénétrant dans sa bibliothèque, à l’étage, on reste littéralement bouche bée devant le spectaculaire manteau de cheminée doré, qui prend la forme d’un monstre à la gueule grande ouverte inspiré des grottes des jardins de Bomarzo – un parc italien de 1547 qui a également frappé l’imagination de Dalí.

Le maître des lieux a décoré la salle de musique de rayons de soleil évoquant une gravure de Bernini, le sculpteur du baroque italien par excellence.
Le maître des lieux a décoré la salle de musique de rayons de soleil évoquant une gravure de Bernini, le sculpteur du baroque italien par excellence.© MASSIMO LISTRI ET DEIDI VON SCHAEWEN

Sur la table, une tête de licorne attire à son tour l’attention. Elle aussi dorée, une pièce absolument incontournable dans un cabinet de curiosités comme celui-ci. Issu de la Renaissance italienne, le concept du cabinet de curiosités consiste à réunir des objets de collection inhabituels constituant une sorte de synthèse du monde, idéalement exposée dans une pièce unique. Son but premier ? Epater la galerie en mettant en avant l’intelligence, la puissance, la richesse ou les nombreux voyages du maître des lieux ! Ici, l’ensemble regroupe toutes sortes d’objets étranges : coquillages, coraux, fossiles, oeuvres d’art, animaux empaillés ou instruments scientifiques, présentés de la manière la plus théâtrale possible. Parmi les autres classiques du genre, on peut encore citer les  » pierres à images « , dont Pierre Peyrolle possède également quelques exemplaires.  » Ce qui est fou, c’est que ces plaques de pierre naturelle ont des motifs qui ressemblent à s’y méprendre à des paysages ou des ruines… et quand un artiste se met à les peindre, la confusion est complète.  » A plus forte raison lorsqu’on les encadre pour les exposer parmi d’autres créations.

Au coeur de son domaine, Pierre Peyrolle a créé un étang avec un îlot artificiel, qui est une réplique de l'île des Peupliers de Jean-Jacques Rousseau, à Ermenonville, où il est enterré.
Au coeur de son domaine, Pierre Peyrolle a créé un étang avec un îlot artificiel, qui est une réplique de l’île des Peupliers de Jean-Jacques Rousseau, à Ermenonville, où il est enterré.© MASSIMO LISTRI ET DEIDI VON SCHAEWEN

La propriété regorge ainsi de petits jeux de cache-cache intellectuels du même acabit : ici, les apparences sont trompeuses et tout participe à créer le décor truffé de clins d’oeil pour les initiés.  » Les clients pour ce type d’intérieur ne sont pas légion, mais ils existent. Les nouveaux riches achètent des Porsche et des oeuvres d’art contemporain complètement ineptes, tout ce qui n’a surtout pas de connotation culturelle « , commente Pierre Peyrolle. Qui prend la peine de regarder au-delà de ces dorures tape-à-l’oeil et d’oublier un moment ses préjugés sur la beauté découvrira chez lui un univers fascinant et d’une rare qualité.

En bref – Pierre Peyrolle

Pierre Peyrolle est né en 1945.

Il n’a pas suivi un cursus artistique classique car il n’a jamais été satisfait du niveau des académies par lesquelles il est passé.

Dans les années 80, il a été un temps antiquaire.

Depuis 2010, il travaille comme décorateur et scénographe pour des collectionneurs privés.

La plus grande expo solo sur son travail s’est tenue au musée archéologique de Naples en 2017.

Il a exposé ses peintures, en 2019, à la galerie Desmet, au Sablon à Bruxelles.

Il s’est occupé cette année, pour la première fois, d’un stand pour une foire d’art, pour l’antiquaire Christophe de Quénetain, lors de la Tefaf Maastricht.

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