Mali
Nomadisant inlassablement par delà les dunes du Sahara, le peuple touareg n’a rien perdu de sa dignité ombrageuse. Voilés d’indigo, les hommes portent le takouba, l’épée qui affirme la bravoure du guerrier respectueux de la tradition. Berbères fiers et hospitaliers, grands seigneurs, ils perpétuent avec passion leur art de vivre au cour du désert.
Dans le sable frais du petit matin, les traces du passage nocturne de longues files de dromadaires trahissent une caravane anonyme. Venue des salines de Taoudenni, elle ne voyage que de nuit, guidée par les étoiles. La fraîcheur des nuits sahariennes donne des ailes aux dromadaires chargés d’épaisses plaques de sel. De plus, les caravaniers aiment la discrétion depuis que des douaniers tatillons ont fait leur apparition dans cette région située à la frontière du Mali et du Niger.
Aoun est intrigué par ces traces qui racontent des voyages interdits. Ce petit garçon ne connaît que les plaines infinies qui ondulent doucement autour de la bourgade de Ménaka, à 20 kilomètres du fleuve Niger. En ce début d’automne, les pluies se raréfient déjà et les herbes sèchent rapidement, donnant des reflets d’or aux vallées sablonneuses. Son univers paraît sans repères, ponctué ici et là d’acacias épineux. Mais Aoun apprend doucement à reconnaître ce qui guidera bientôt ses pas dans cet océan de sable où flottent quelques rares pâturages envahis de cram-cram. Cette graminée s’accroche partout: à la toison rase des moutons rouges, aux pans de vêtements, à la peau durcie de la plante des pieds.
Le garçon au crâne à demi rasé va presque toujours nu sous le soleil implacable. Trop jeune pour mériter des habits, il va dévêtu dans la savane, apprenant à diriger un petit troupeau de cabris. Parfois, étonné, il ramasse quelques débris d’oeuf d’autruche ou des perles oubliées là par une élégante qui vivait dans un village abandonné voici 3 000 ou 4 000 ans… Aoun explore petit à petit ce qui sera peut-être son unique univers. Il accompagne toujours Intaderiane son père dans sa quête de beaux herbages. Celui est un éleveur reconnu, issu de la prestigieuse tribu noble des Kel Ifoghas de Ménaka. Grâce à lui, Aoun connaît déjà l’ivresse des horizons changeants, des longs déplacements à dos de chameau. Il monte à cru, accroché à son père juché sur une haute selle saharienne. Un jour, Intaderiane transmettra à son fils l’art de survivre dans cet environnement presque inhumain. Il lui apprendra aussi à se repérer dans une steppe monotone, à poursuivre les nuages pour trouver les pâtures, à se guider suivant les étoiles. Il devra soigner les bêtes malades, dominer le chameau mâle en rut, aider la vache à vêler. Avant d’atteindre l’âge adulte. Aoun sera capable d’identifier les empreintes de ses propres chameaux et de dire s’ils sont passés, s’ils étaient chargés ou non… Enfin, il devra étudier les plantes médicinales qui poussent dans les endroits secrets.
Entre passé et futur
Intaderiane est un homme courageux qui maîtrise parfaitement l’art de l’élevage. Ne possède-t-il pas deux chamelles, un chameau, deux chamelons, une trentaine de chèvres et deux vaches? Dans ces solitudes ravagées par les sécheresses, c’est beaucoup. Mais Aoun n’a pas idée des richesses du passé. Avant la grande année sèche de 1984, bien avant la naissance du petit garçon, Intaderiane menait cent chamelles, septante vaches et deux cents petits ruminants! Les Touaregs se souviennent avec nostalgie de ces jours de miel où le lait coulait à flots. Les femmes étaient rondes et belles, les fêtes rythmaient la vie des campements, le tambour couvrait à grande peine le bêlement de troupeaux innombrables.
Pas de troupeau, pas de vie! Chaque jour que Dieu fait, Aoun plonge son visage dans un grand bol empli de lait crémeux. En période difficile, lorsque le mil vient à manquer, il arrive qu’un nomade se nourrisse exclusivement de lait, engloutissant 5 à 6 litres du précieux liquide. Seule variété dans ce menu spartiate, le thé vert de Chine. Cette boisson exotique est devenue indispensable. Il n’est pas une tente où une petite théière émaillée ne chante sur un brasero de fil de fer. Bouilli longtemps dans l’eau boueuse des mares, il est si fort que les gens faibles de coeur ou malades ont le droit de refuser le premier verre. Le thé est préalable à toute rencontre, une marque d’hospitalité et de respect. Les Touaregs nobles le boivent dignement relevant le bas de leur voile. Car un homme bien né ne saurait montrer sa bouche à des hommes qui ne lui sont pas intimes. Ce voile est un mystère. Les historiens arabes du Moyen Age mentionnent déjà ce litham qui caractérisait les populations de nomades chameliers du grand Sahara. Aujourd’hui encore, les Touaregs aiment se définir comme des Kel Tigelmoust, les gens du voile.
Pourtant les temps changent. Les adolescents délaissent la vie rude de l’errance au désert pour tenter l’aventure d’un travail à la ville. Les cités africaines n’ont pas grand-chose à offrir aux fils des nuages mais les lumières attirent irrésistiblement les jeunes broussards. Alors, le voile se rétracte, devient un simple tissu vaguement noué sur la tête, bientôt remplacé par une casquette déchirée. Pas question de chameau, à peine peut-on garder une chèvre dans la cour de la maison. Et la takouba, l’épée gardienne de la dignité, n’est plus pour ces jeunes « ichoumars » (les chômeurs) qu’un accessoire anachronique.
Le petit Aoun ne veut pas de cette vie-là. Il ne rêve que de liberté, de grands espaces, de lait crémeux, de mil arrosé de beurre fondu… Il veut posséder un grand chameau blanc, une bête magnifique et rapide à la course, un méhari que l’on évoquera avec admiration jusque dans les lointains campements de l’Azawad. Alors, devenu adulte, il pourra courtiser les plus jolies filles des dunes. Les Touaregs pratiquent si bien l’art de la poésie. La nuit venue, il s’introduira dans la tente où dort sa belle en prenant soin de ne pas réveiller ses parents. Au cas où cela devrait arriver, les vieux joueraient le jeu et feraient semblant de dormir, attendant patiemment que le galant cesse de caresser la jolie créature en lui susurrant des mots doux. Après tout, chacun a joué à ce petit jeu…
L’avenir d’un peuple fier
Tagat, la tante d’Aoun, est déjà une femme mûre. Elle vient de se remarier avec un vieil homme. Mais elle garde sa liberté et préfère vivre seule avec son frère pour quelques temps encore. Au grand désespoir du vieillard devenu la risée de toute la tribu. Les femmes touarègues font toujours preuve d’une grande indépendance. Jamais elles n’abdiqueront leur liberté. Propriétaire de la tente et des troupeaux, elles n’hésitent pas à répudier le mari indélicat ou paresseux. Parfois, un Touareg couche seul sous un arbre, victime d’une scène de ménage radicale. Les dames de ce pays ne sont pourtant pas dures. Certaines sont de remarquables poétesses et d’autres maîtrisent l’imzad, le violon touareg. Le regard perdu dans le lointain, presque envoûtées par le son lancinant de leur instrument, elles plongent l’assemblée dans un monde qui n’appartient qu’à eux. Ce sont les femmes qui transmettent l’usage du mystérieux tifinagh, l’alphabet du désert. D’origine lybique, utilisé au moins depuis 2 500 ans il permet aux Touaregs de communiquer grâce à ses vingt-quatre signes. Régulièrement, des messages griffonnés sur un bout de papier arrivent de Bamako ou de Niamey, envoyés par un cousin ichoumar ou militaire…
Cet univers n’a rien de monotone. Il est peuplé d’une constellation de tribus hiérarchisées. Les fractions nobles, vassales, serviles ou religieuses se partagent les pâturages. Aoun apprécie surtout les visites d’Addaz le forgeron. Ceux de sa caste nomadisent près de Tafiyet. Ils fabriquent de beaux bijoux, des selles magnifiques et des inéfads, les tabatières de cuir multicolores que l’on décore parfois de quelques perles néolithiques. Mais les forgerons, les inaden, sont aussi les majordomes de la noblesse. Ils sont les vrais gardiens de la tradition, les maîtres de la parole. Hommes sages parmi les sages, Aoun sait qu’ils connaissent le passé du désert et que peut-être ils détiennent les clés de l’avenir du peuple touareg.
Deux millions d’entre eux habitent les deux millions de kilomètres carrés de désert, de savanes et de montagnes. Du Mali au Niger, de l’Algérie à la Libye, les derniers nomades luttent pour préserver leur plus fragile héritage: la liberté… Les grandes pluies des dernières années ont fait reverdir les dunes. Jamais les enfants n’avaient vu tant de beauté. Les mares étaient redevenues des mers intérieures, le lait gonflait le pis des vaches redevenues grasses. Ce n’était pas un rêve. Ce n’est peut-être qu’un répit, une pause entre deux sécheresses, mais les jeunes hommes ont repris espoir. Ayant retrouvé foi en l’avenir, ils sont repartis dignement se plonger au coeur du désert, oubliant les années sombres. Bientôt, Aoun les suivra, fidèle aux traditions de ses ancêtres.
Reportage: Paul Lorsignol / Planet Pictures [{ssquf}]
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