L’électronique grand public broie du noir cet hiver. Mais avec le sourire. Baladeurs MP3, PC, GSM, appareils photo numériques et autres gadgets high-tech ont enfilé leur costume de gala. Tantôt nacrés, tantôt opaques, tantôt luisants, les grigris technologiques se la jouent glamour. Et donnent le ton d’une tendance qui fait tache d’huile.

Carnet d’adressses en page 136.

Du noir comme s’il en pleuvait, ruisselant sur la déco, sur la mode et, last but not least, sur le design high-tech. Une petite révolution pour ce secteur qui semblait condamné à porter le complet gris jusqu’à la fin des temps. Certes, on avait bien eu droit dans le passé à quelques timides incursions sur d’autres longueurs d’onde du spectre chromatique. Mais elles étaient plutôt rares, et en général le fait d’un seul et même trublion : Apple. Bien avant ses iPod luisants, bien avant ses portables aux appétissantes tonalités acidulées, le constructeur américain le plus trendy de la galaxie informatique expérimentait déjà le look black. C’était au milieu des années 1990 – autant dire la préhistoire -, sous les labels SE et Performa. Une première tentative pour rompre la grisaille aux accents prophétiques si l’on en juge par la – sombre – tournure actuelle des événements.

C’est cet été que les gadgets techno ont commencé à virer massivement chocolat fondant. Jusque-là, la robe noire était réservée aux séries limitées et aux modèles haut de gamme, histoire de leur donner une petite touche sélecte, et par la même occasion justifier leur prix giga. La rentrée de septembre a confirmé le virage, et depuis, la nappe de pétrole n’en finit plus de s’étendre.

Comme le prouve cet éventail de babioles multimédias tout droit sorties de la hotte d’un Père Noël furieusement tendance (voir détails ci-contre), pas une gamme de PC, d’appareils photo numériques, de lecteurs MP3 ou d’écrans plats qui ne compte dans ses rangs au moins un petit bijou aux reflets ténébreux. Quand ce n’est pas carrément toute l’argenterie électronique qu’on a fait passer du côté obscur, comme chez Samsung.

Les experts n’ont pas manqué de commenter ce chambardement.  » C’est le grand retour du noir dans le monde de la techno « , s’exclame ainsi Nathalie Varagnat, présidente du cabinet parisien de tendance en design Landor. Et de pronostiquer une amplification du phénomène dans les prochains mois.

Le doute n’est donc plus permis, l’univers de l’électronique grand public a hissé la bannière pirate. Un tour de magie – forcément noire – qui frappe par son ampleur. Ni la hi-fi, ni la vidéo domestique, ni la téléphonie ne sont épargnées. Exit donc le bois de merisier pourtant synonyme de prestige pendant des décennies pour les chaînes stéréo. Exit aussi l’emballage  » silver  » dont la panoplie mobile semblait si bien s’accommoder. Exit même les couleurs fantaisistes qui avaient fleuri dans le sillage des premiers iMac. C’est à peine si le blanc cosmétique et nacré imaginé par le designer d’Apple, Jonathan Ive, et qui habille les derniers fleurons de la marque, résiste encore. A peine installé, il est déjà menacé de ringardise par une éclipse totale. Du téléphone épuré Serene, fruit d’une collaboration entre Samsung et Bang & Olufsen, à l’écran LCD aux faces interchangeables de Loewe, en passant par le puissant  » laptop  » Qosmio de Toshiba et la nouvelle console nomade de Sony, le noir, tantôt laqué, tantôt opaque, tantôt lumineux, impose sa griffe. Et ne laisse que des miettes à la concurrence.

Incontournable dans la sphère high-tech, il l’est aussi dans la mode et la déco. Car le teint charbonneux fait des adeptes tous azimuts cet hiver. A croire que ces secteurs se sont donné le mot. Bien qu’en ce qui concerne la garde-robe, cet obscurcissement n’est qu’une demi-surprise. Depuis que Coco Chanel a sculpté dans la nuit une petite robe à l’élégance envoûtante, la silhouette se drape dans la pénombre toutes les deux ou trois saisons. Hasard ou pas, c’est tombé cette année. Comme nous l’épinglions dans notre numéro  » spécial mode hiver 05-06  » (voir Weekend Le Vif/L’Express du 2 septembre dernier), des jeunes créateurs aux ciseaux les plus expérimentés, le black a tenu la vedette sur les podiums parisiens. Veronique Branquinho lui a même dédié toute sa collection. Quant aux autres, Moschino, Calvin Klein ou encore Yamamato, ils ne se sont pas fait prier pour éclabousser de noir leurs créations, démontrant si besoin était que cette couleur a du chien. Elle est sexy et sobre, raffinée et mystérieuse. Bref, irrésistible.

Une alchimie qui ne date pas d’hier. C’est en robe noire que Jeanne Moreau entretient des  » Liaisons dangereuses  » et prend des  » Amants « , et qu’Anita Ekberg goûte à la  » Dolce Vita  » à Rome.  » Avec le cinéma, la charge érotique et mystérieuse de la petite robe noire éclate « , relevait dernièrement Katell Pouliquen dans  » L’Express « . Débarrassée de son image rigoriste, elle devient la robe du désir. Une  » libération  » qui allait déteindre sur la couleur elle-même, bientôt perçue comme sensuelle et équivoque en toutes circonstances.

Habillée de sombre, une femme est imprévisible. Insaisissable. Est-elle veuve ou vamp ? Pieuse ou ensorceleuse ? Le noir mêle vice et vertu, sagesse, voire austérité apparente et impudeur clandestine. Il est l’alliance des contraires. Et brouille méticuleusement les pistes. C’est cette ambiguïté absolue qui fait son charme.  » Pour les femmes, il est synonyme de sophistication et de mystère. Pour les hommes, il évoque la stature et la confiance en soi « , résume Nathalie Varagnat, du cabinet Landor. Un magnétisme qui explique en grande partie pourquoi les industriels du numérique le déclinent aujourd’hui à toutes les sauces.

La déco elle aussi est contaminée, écrivions-nous. C’est d’ailleurs sur ce terrain-là que l’encre de Chine révèle peut-être le mieux son potentiel émotionnel. Après en avoir vu de toutes les couleurs, la déco sombre dans le crépuscule. Mais un crépuscule rayonnant, pas glauque pour un sou, ni cafardeux. Le noir déployé ici est festif, ludique et souvent étincelant comme un diamant. De sorte que ce qui pourrait apparaître au premier abord comme un repli frileux, une mise en conformité des intérieurs avec la couleur funeste du temps présent, conserve en réalité sa part d’espoir – contrairement à ce qu’affirmait l’inoxydable Johnny et son  » noir, c’est noir, il n’y a plus d’espoir  » -, et intact son pouvoir de séduction. Glamour, oui. Sinistre, non. Ou en tout cas pas encore…

Des exemples ? Le verre  » Harcourt  » des cristalleries Baccarat signé Starck, les vases de la  » Black collection  » de Lalique, la lampe  » Paloma  » chez Habitat, mais aussi les cuisinières  » old style  » de Aga ou le réveil  » Dekad  » de Ikea. Les designers broient du noir, mais sans amertume. Brodé, tissé, moulé, plaqué, la couleur café en jette. Son fluide intello colonise la maison. Sans filer le blues à ses occupants. Ce qui n’allait pas de soi, comme nous le rappelle Jean-Jacques Evrard, manager de l’agence de design de marques d/g*brussels :  » Si le blanc représente la pureté, la sagesse, l’enfance, la lumière, le noir évoque historiquement le monde de l’ombre, la menace, la mort, la peur, la nuit, le négatif.  » L’île noire  » de Tintin est un lieu de perdition et de crime. Au noir est associé l’occulte (occulter, c’est rendre sombre), l’argent noir, l’humour noir (les  » Idées noires  » de Franquin), le mystère (l’£uvre au noir, qui est la phase de putréfaction chez les alchimistes), la magie noire, les listes noires, la mafia (la main noire), le dénigrement (de  » niger « , noir en latin), les ennuis (manger son pain noir), etc.  »

Alors, comment expliquer cette immersion dans la pénombre ?  » Parce que, paradoxalement, le noir renvoie aussi à la richesse, l’absolu, l’élégance, l’inaccessible, la sobriété, le raffinement, le luxe. Autant de qualificatifs qui sonnent bien à l’oreille des marchands du temple « , enchaîne le designer. Comme évoqué pour la robe de Jeanne Moreau, le noir nage entre deux eaux. Il est à la fois le yin et le yang. La couleur de la mort et celle du glamour. Entre ces deux visages cependant, les marques choisissent rarement le premier – encore que, Rolls-Royce a bien repeint ses monogrammes en noir lors du décès de son fondateur sir Henry Royce. Quand les fabricants de joujoux informatiques se découvrent subitement une âme crépusculaire, ce n’est évidemment pas pour répandre la mélancolie sur la planète, mais bien pour inspirer le respect, et respirer l’élégance.

Une marée noire dont on n’a pas fini de mesurer l’ampleur. Il suffit de chausser des lunettes noires pour voir surgir une constellation chromatique. Ici, ou plutôt à Paris, c’est une exposition sur la mélancolie explorant l’usage de cette teinte dans la peinture, la sculpture et la gravure. Là, c’est une monographie de l’historien Gérard-Georges Lemaire ( » Le Noir « , éditions Hazan) pistant la couleur suie à travers l’histoire. Là encore, c’est une pub pour le whisky Clan Campbell lorgnant du côté des ténèbres. Là toujours, c’est une résurgence spectrale de la culture gothique. Là enfin, c’est un bataillon de parfums (Polo Black de Ralph Lauren, City Glam d’Armani, Zara for him, etc.) qui se découvrent une âme noire. Et nous avec. Black is back. Pourquoi bouder son plaisir ?

Laurent Raphaël

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