Non, ce n’est pas un handicap, bien au contraire ! Etre désordonné peut aussi être une source de fantaisie et de créativité, n’en déplaise aux maniaques de tout poil.

Dans la chambre, autour du lit, en raison des vêtements disséminés un peu partout, on ne discerne plus si le sol est en parquet ou tapissé de moquette. Sur le bureau, dans le salon, les piles de papiers en équilibre précaire se désagrègent au moindre courant d’air. Journaux, livres et CD, empilés eux aussi comme des gratte-ciel, semblent mener une existence autonome. Sans parler des jouets multicolores de la petite dernière, sur lesquels on bute à peu près partout dans l’appartement. Nous sommes chez Jeanne et Maxime, deux trentenaires suractifs vivant dans un joyeux bazar, toujours sur le fil du rasoir, et tentant de maintenir un très vague ordre dans l’espace qu’ils occupent avec leurs deux enfants en bas âge.  » C’est simple : ni l’un ni l’autre ne trouve le temps de ranger. On fait ce qu’on peut, mais il nous faudrait des journées de trente-six heures pour y arriver. Et puis le bazar ne m’a jamais trop dérangée, tant que je ne suis pas complètement dépassée. Ça donne un côté vivant !  » explique Jeanne, 32 ans.

Longtemps stigmatisé, le désordre était associé à la servitude aux objets et à l’incapacité de maîtriser son environnement. Son contraire, l’ordre, a en revanche toujours joui d’un préjugé favorable, comme un garde-fou contre l’entropie destructrice.  » L’ordre a toujours été connoté positivement. C’est un héritage de la société hygiéniste du xixe siècle, rappelle la psychologue Maryse Vaillant, coauteure, avec Judith Leroy, de Range ta chambre ! (Flammarion). C’est l’ordre social qui fait le pouvoir, c’est lui qui permet d’assujettir pour mieux régner. « 

Pourtant, il semblerait que le mouvement s’inverse. Et que la société d’aujourd’hui tolère un peu plus un  » niveau optimal de désordre « , selon la formule d’Eric Abrahamson, professeur de management à la Business School de l’université Columbia, à New York, et coauteur, avec David H. Freedman d’un essai iconoclaste intitulé Un peu de désordre = beaucoup de profit(s) (Flammarion). Selon lui, les exemples abondent pour illustrer l’idée que l’ordre est (presque) définitivement passé de mode, et pas seulement parce que l’on célèbre cette année les 40 ans de Mai 68.

 » Combien de progrès scientifiques, de grandes réalisations sont le fruit d’un prodigieux désordre ? » s’interroge Abrahamson. Le plus célèbre d’entre eux ? La découverte fortuite de la pénicilline par un Alexander Fleming pas vraiment à cheval sur le rangement ou la propreté dans son laboratoire.  » Ranger coûte cher, à la fois en temps et en argent. Or il est reconnu qu’à toute situation correspondent un type et un niveau de désordre à partir desquels l’efficacité se trouve maximisée « , note le professeur.

Qu’il soit désinvolte, provocateur, complexé ou assumé, le bordélique vit en tout cas dans une société qui lui ressemble de plus en plus. Désormais élevé au rang de vertu, le fouillis s’immisce partout dans nos vies : des rayons des magasins de prêt-à-porter aux nouveaux jardins créés par des paysagistes rêvant d’un monde où la pelouse type green aurait disparu, remplacée par des prairies aux herbes folles, respectant la biodiversité…

Enfin déculpabilisés, les incorrigibles peuvent enfin assumer et revendiquer que ranger les ennuie, qu’ils ont d’autres choses, bien plus intéressantes, à faire ou qu’ils aiment vivre au contact des objets, chacun porteur de souvenirs et d’émotions.  » Chez mes parents régnait un joyeux foutoir, ce qui donnait un côté bohème. Mais je ne l’ai pas toujours assumé. Ado, j’avais honte d’inviter mes copines chez qui tout était nickel, sans un bouquin qui traîne, sans un grain de poussière sur les étagères… Avec du recul, je trouve que ces ambiances sont plutôt glaçantes et inhibitrices « , se souvient Jeanne.

Pour Maxime, son compagnon, le désordre est une façon de s’inscrire dans le temps :  » Quand il y a vraiment du bazar chez nous, j’ai l’impression que c’est parce que je veux laisser une empreinte, une trace des activités accomplies les jours passés. Quand je range, je me tourne vers le futur, vers les nouvelles choses à entreprendre, je fais table rase, au sens propre comme au figuré « , pense-t-il.

 » Les gens ont un rapport tantôt rationnel, tantôt émotionnel, tantôt esthétique aux objets. Ce rapport a un impact sur la façon dont ils vont vivre dans leur espace domestique. Le désordre est associé à la fantaisie, à la créativité, à la liberté. Mais il peut aussi être un moyen de se préserver, de se protéger, commente Maryse Vaillant. Le foutoir dans la chambre d’ado, par exemple, est typique de cela : c’est une barrière à l’incursion parentale. C’est :  » Défense d’entrer ! « 

Hélène, une journaliste de 40 ans, se fiche éperdument des remarques de ses collègues passant devant son bureau, sens dessus dessous.  » Ils sont même allés jusqu’à le photographier. Je travaille dans un open space assez bruyant, avec beaucoup de passage. Alors mon désordre, c’est comme une protection. Et puis je sais qu’avec un tel foutoir on ne viendra pas fouiller dans mes affaires « , s’amuse-t-elle. Et, pour rabattre leur caquet à ses collègues, on lui donnera cette simple astuce : ajouter une feuille de plus à sa pyramide de papier. Une page blanche sur laquelle elle inscrira ceci :  » Si un bureau en désordre dénote un esprit brouillon, que dire d’un bureau vide ? » Signé Albert Einstein.

 » J’ai besoin que les choses traînent pour que mon regard passe dessus. « 

 » Mon problème, c’est que j’estime que le rangement, comme à peu près toutes les autres tâches domestiques, est une immense perte de temps. J’aimerais que ces choses se fassent en un claquement de doigts. Je vis avec quelqu’un de plutôt maniaque, alors que je suis une bordélique contrariée. J’ai d’ailleurs été contrariée dans un premier temps par mes parents, qui, à force de voir ma chambre en bazar, avaient un jour jeté au milieu de la pièce tout ce que ma chambre comptait d’objets. Cela m’a traumatisée. Comme je suis très tête en l’air, j’ai besoin que les choses traînent pour que mon regard passe dessus et que j’y pense. Chez moi, chaque objet parle de ma vie, il est un support à ma rêverie. « 

(Armelle, chef de produit).

 » Cela doit avoir un lien avec ma mère… « 

 » Je vis seule dans l’appartement de mes parents, expatriés. Ma chambre est un vrai dressing, avec des vêtements partout. Ce sont ceux que je mets le plus souvent, alors je ne perds pas de temps à les replier. On met peu de temps à déranger mais tellement à tout remettre en place. Je reconnais que ma tendance à être désordonnée doit avoir un lien avec ma mère, qui, elle, range ses vêtements par couleurs et par matières. D’ailleurs, quand elle passe à la maison, elle ne peut pas s’empêcher de mettre de l’ordre dans mes armoires, ce qui m’agace tout en m’arrangeant. Moi, je trouve ça triste, voire inquiétant quand ça devient trop maniaque. Je suis plus à l’aise sans patins ni dessous-de-verre. La seule chose que je concède, c’est de vider les cendriers. « 

(Roxane, consultante).

 » Ça me rassure de voir tout l’espace rempli. « 

 » Je ne sais pas jeter, j’entasse, je stocke. Et, dans le studio où je vis, vous pouvez imaginer la scène ? Les placards débordent, les piles de CD et de livres grimpent dangereusement vers le plafond. Dans la salle de bains, j’ai des produits partout. J’ai aussi rapporté de chez mes parents un piano dont je n’ai quasi jamais joué. Ça me rassure de voir tout l’espace rempli, ça donne une ambiance un peu cocon. Je ne pourrais jamais vivre dans un décor épuré. Ce n’est pas que je me sente mal quand tout est rangé, au contraire, c’est plutôt agréable, mais je suis tout bonnement flemmarde. J’ai intégré à ma vie ce bazar et, à mon emploi du temps, les moments passés à chercher les objets dans ce même bazar. Je sais que, même si j’avais une plus grande surface, ce serait toujours autant le foutoir, car je rapporterais plein de choses pour meubler l’espace. « 

(Isabelle, ingénieure).

Catherine Robin

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