Hier refuge des retraités et bastion de l’anticastrisme, la luxuriante métropole de Floride se voit désormais en capitale d’une Amérique idéale, où la morale calviniste aurait rencontré l’exubérance latine.

Une nouvelle vie commence dans la cabine d’essayage de la Casa de los Trucos, honorable maison de farces et attrapes qui fut prospère, jadis, à Cuba, et qui l’est toujours ici à Miami, sur la légendaire calle Ocho, la 8e Rue Sud-Ouest, le c£ur de la Petite Havane. Rubin est un jeune Vénézuélien. Il vient d’enfiler une combinaison blanche à pois rouges, il a coiffé une perruque arc-en-ciel et chaussé une gigantesque paire de chaussures. Il nous regarde, l’air inquiet, met son nez rouge, et sourit enfin.  » C’est bien comme ça ? » Il est parfait. Il fait un très beau clown. Il s’observe une nouvelle fois dans le miroir, hausse les épaules.  » ça ne me changera pas beaucoup. A Caracas, je travaillais dans la publicité.  »

Rubin suit les traces de son amie Pascualina, elle aussi vénézuélienne, et clown professionnelle. Elle gagne sa vie en faisant rire les petits enfants latinos de Miami tous les week-ends.  » Je ne me plains pas, dit-elle. Certains samedis, j’ai deux ou trois fêtes d’affilée. Je ne peux pas répondre à la demande, c’est pourquoi j’ai conseillé à Rubin de faire comme moi.  » Elle était médecin, au Venezuela. Elle se console en se disant que le rire,  » c’est bon pour la santé « . A la caisse, un vieux Cubain jovial, Nelio Gil. Il est arrivé ici en 1980, un  » marielito « , l’un de ces exilés qui avaient quitté l’île en masse à partir du port de Mariel. Il encaisse leurs dollars et rassure les nouveaux arrivants.  » On est bien ici. On fait notre chemin dans la vie. On se sent presque comme chez soi. Les amis, le climat. On pourrait oublier que l’on a quitté son pays.  »

Dans son atelier de l’Art Center de Lincoln Road, à Miami Beach, Rakel Bernie a posé une toile sur une table et noue son tablier, prête à travailler.  » Avec cette lumière tropicale qu’on a ici, les couleurs, c’est boum !  » Elle est volubile, souriante, parle avec les mains, et l’espagnol avec un charmant accent argentin. Elle a quitté Buenos Aires il y a une vingtaine d’années, pour fuir avec son mari la dictature militaire, et a vécu dix ans à Londres avant de s’installer en Floride.  » En Angleterre, je peignais des choses plus grises, plus tristes. Ici, il y a un rythme… L’art y est comme la vie, plus agité. Je ne pourrais plus habiter ailleurs. Je ne comprends vraiment pas les gens qui détestent la mondialisation et le multiculturalisme.  » Tout autour d’elle, d’autres peintres ont des ateliers dans ce centre de Lincoln Road, une institution formidable financée par des donations et du mécénat, qui offre aux 45 artistes résidents, choisis par un jury, un espace pour créer, travailler et montrer leurs £uvres sur l’une des avenues les plus animées et les plus chères de Miami Beach. La plupart viennent d’ailleurs. Rakel a pour voisins quelques compatriotes argentins, mais aussi des Colombiens, des Mexicains, des Cubains, une Brésilienne…  » Nous, les Latinos, nous disons que ce qu’il y a de bien avec Miami, c’est que c’est tout près des Etats-Unis.  » Et elle éclate de rire.

C’est vrai qu’il est facile de s’imaginer ailleurs que chez le vieil Oncle Sam, dans cette ville juvénile de près de 2,5 millions d’habitants (en comptant les diverses municipalités qui composent l’ensemble métropolitain). Elle semble suspendue entre deux mondes, légère comme ses cocotiers qui s’agitent sous le vent chaud des Caraïbes (ou qui se courbent, mais résistent, sous la force des ouragans de septembre). Une cité dotée d’une végétation luxuriante, de somptueuses villas au bord du lagon, de quartiers pauvres qui ressemblent à des patelins perdus du Honduras ou de Saint-Domingue, de gratte-ciel de bureaux avec vue sur la mer, de bistrots et d’hôtels nichés dans des ravissants immeubles Art déco admirablement restaurés, tout cela le long de plages immenses qui ne finissent jamais. Ici, plus de 62 % des habitants sont nés à l’étranger.

Tous ne sont pas latinos, mais ceux-ci sont la majorité (52 %) et leur influence est considérable. Il vaut mieux être bilingue pour trouver un emploi, et l’on peut passer des journées entières sans parler un mot d’anglais, à voyager dans toute l’Amérique du Sud sur quelques kilomètres carrés, boire un  » mojito  » dans un bar cubain, puis dîner d’un porc grillé avec des bananes plantain et des haricots noirs chez Yambo, sur la 1re Rue Sud-Ouest, un restaurant nicaraguayen dont le décor est un délire kitsch et dont les habitués sont des anciens de la Contra, la guérilla anti-sandiniste financées, jadis, par la CIA. Pour les appétits féroces, on peut filer ensuite vers le nord de la 71e Rue, qui devient vite, avec la crise en Argentine, un Pequeño Buenos Aires, et entrer dans une pâtisserie pour y acheter des  » alfajores  » au  » dulce de leche « . Le soir venu, sur Ocean Drive, de petites brunettes sexy sourient aux compliments que leur lancent quelques  » Latin lovers  » installés aux terrasses. De rares êtres blonds généralement en surcharge pondérale rappellent que nous sommes bien aux Etats-Unis et signalent que la ville est un lieu de vacances privilégié pour les Nord-Américains désormais réticents à franchir des frontières, mais ils paraissent comme des étrangers dans leur propre pays et ont l’air un peu perdus au milieu de ces gamins qui rôdent dans des voitures ronflantes et surbaissées, les  » low riders  » du coin, la radio branchée sur une station de salsa, tant de beautés latines, ces couples de garçons à patins à roulettes qui promènent leurs caniches fraîchement toilettés, ces vieux Cubains en  » guayabaras  » qui jouent aux dominos dans les parcs, ces prêcheurs haïtiens, aussi, qui sortent d’églises consacrées à l’espérance, telle cette chapelle de  » la Régénérescence « , sur la 62e Rue Nord-Est, au nord de Little Haïti. Ils semblent perdus, oui, mais néanmoins ravis d’échapper pour quelques jours au carcan du conformisme social du Middle West ou des oukases religieux de la  » Bible Belt  » du sud des Etats-Unis. Ici, il semble admis que l’on peut traverser la rue en dehors des clous et fumer dans les bars. Les motocyclistes roulent sans casque, les filles, sur la plage, prennent le soleil sans soutien-gorge, et les policiers, qui s’en moquent, mangent des  » burritos « , adossés à leurs voitures, et blaguent en espagnol.

Miami, ce n’est plus le sud des Etats-Unis, ce refuge hivernal du troisième âge new-yorkais,  » ce paradis de retraités en tee-shirt rose « , écrit la journaliste Marcia Martinez dans la revue LRM, pour  » Lincoln Road Magazine « . ça, c’était les années 1980, ajoute- t-elle, du temps des feuilletons  » Miami Vice  » et  » The Golden Girls « . Aujourd’hui, la ville est devenue le nord de l’Amérique du Sud (et où sont passés les vieux ? Mystère). Elle est candidate pour accueillir le siège de la FTTA, l’organisation de la zone de libre-échange des Amériques, chère au président Bush, et elle se présente comme la capitale virtuelle d’une Amérique idéale, où la morale calviniste rencontrerait l’exubérance latine, une ville à la fois tropicale et riche (ce qui n’est pas si courant), un éden libéral, efficace et festif, prospère et hédoniste. Elle attire de plus en plus de jeunes d’autres régions des Etats-Unis û ce qui est nouveau û et constitue l’horizon du bonheur et de la liberté des classes moyennes de l’Amérique latine û ce qui ne date pas d’hier. Celles-ci y investissent leur argent, y fondent des commerces et des petites entreprises û lesquelles constituent l’essentiel de l’économie locale avec le tourisme. Elles sont aussi à l’origine de l’extraordinaire croissance de l’immobilier, dont les prix ont augmenté d’environ 30 % entre juillet 2001 et mars 2004, soit le double de la moyenne nationale, alors que des projets pharaoniques (coût total : 12,5 milliards de dollars) se profilent encore à l’horizon.  » Tous ces immigrants sont venus ici pour y trouver une vie meilleure, ils travaillent dur, veulent donner à leurs enfants une bonne éducation, s’enthousiasme le maire de la ville,  » Manny  » Diaz, qui est arrivé en Floride enfant, avec sa mère, alors que son père venait d’être arrêté par le régime castriste. Ce sont eux qui donnent à la ville son énergie, dans le business, mais aussi dans la culture.  » Celle-ci est bien vivante. La Foire d’art contemporain de Bâle tient désormais son édition américaine à Miami, ville qui compte par ailleurs plusieurs musées consacrés à l’art contemporain et tout un quartier, Wynwood, dont les nombreuses galeries organisent, un samedi par mois, une exposition collective. Les visiteurs y sont transportés à bord d’une  » chivoteca « , une petite camionnette colorée servant d’autobus en Colombie, rebaptisée  » Colombian Limousine « . Quant à la musique populaire, elle quitte petit à petit Los Angeles pour organiser ses grands rendez-vous annuels à Miami, d’abord avec la cérémonie des Latin Grammy Awards et maintenant avec les Music Video Awards de la chaîne musicale MTV. Ces manifestations attirent chaque année une foule considérable et beaucoup d’attention de la part des médias américains, qui décrivent généralement la ville comme un endroit très cool, bien que chaud.  » Nous vivons une véritable renaissance « , affirme Diaz.

 » Pour observer l’Amérique latine, Miami, c’est le ôCasablanca  » d’Humphrey Bogart, le meilleur de deux mondes « , affirme le chroniqueur argentin Andrés Oppenheimer, dont les articles, publiés deux fois par semaine par le  » Miami Herald « , sont repris par 12 quotidiens des Etats-Unis dans leur version anglaise et 45 journaux d’Amérique latine dans leur version espagnole. Cela fait de ce célèbre éditorialiste un voltigeur du bilinguisme et l’un des plus influents journalistes des deux Amériques.  » Cette ville change à une vitesse incroyable, dit-il. Si tous ces nouveaux logements se vendent, dans cinq ans, nous serons comme à New York ou à Londres. S’ils ne se vendent pas, eh bien, nous serons au Tanganyika !  » Pour l’instant, on s’arrache tout à prix d’or et, si cela continue, Oppenheimer suggère que la ville dresse à ses carrefours des statues de ses trois principaux bienfaiteurs :  » Fidel Castro, Tirofijo, le commandant en chef des Farc, la principale guérilla de Colombie, et le Vénézuélien Hugo Chavez. C’est grâce à ces trois-là que Miami connaît une telle croissance. Tous ceux qui les fuient sont des gens éduqués et ils s’intègrent rapidement à la vie nord-américaine. A Miami, personne ne jette un papier par terre dans la rue, personne ne se gare en double file. Des Latino-Américains ! Vous vous rendez compte ! Ils arrivent ici, et ils sont si sages, si propres, on dirait, je ne sais pas… des Suisses !  »

Quand Joe Garcia vous emmène déjeuner, il vous fait faire d’abord un tour dans le cimetière de Boorland pour vous montrer toutes ces tombes des grandes familles cubaines, ces mausolées comme autant de maisonnettes baroques, et là aussi, dans ces allées calmes sur ces pelouses ponctuées des austères pierres tombales des premiers occupants nord-américains, les immigrés impriment leur exubérance latine. Puis il vous conduit au Versailles, toujours. La cantine chic de la communauté. Des hommes en majorité, costume sombre et cheveux grisonnants, qui vont de table en table distribuer des embrassades avec claques dans le dos dès qu’ils franchissent la porte. Impossible, ici, de ne pas se lever au moins dix fois pendant le repas, pour répondre aux saluts des arrivants et aux adieux des sortants. Garcia, directeur de l’American Cuban Foundation, l’un des plus importants lobbys de la communauté, est tellement populaire qu’il semble manger debout. L’endroit est une institution. Tout candidat à un poste électif, pour devenir juge de district ou occuper la Maison-Blanche, passe par ce restaurant couvert de miroirs et de chandeliers censés évoquer le Grand Siècle. C’est plein, midi et soir, et on sert aux convives ce qui se servait dans les bons établissements de La Havane avant 1959, un juteux  » bistec de Palomilla « , une  » ropa vieja  » (des lamelles de b£uf) avec du riz noir et blanc,  » moros y cristianos « . Garcia, enfin assis, se penche à travers la table :  » Vous vous souvenez des Cubains qui avaient fait le casse du Watergate ? Il y en a un là, juste derrière nous.  »

Cette communauté cubaine qui jadis formait l’essentiel de la population hispanique de Miami n’en représente qu’un peu plus de la moitié. Désormais, le vote latino n’est plus automatiquement acquis au Parti républicain, parce que les Cubains ne sont plus aussi nombreux qu’autrefois, mais aussi parce qu’ils ont évolué, avec le temps et le passage d’une génération à l’autre. Certes, les exilés restent obsédés par le castrisme, qui a bouleversé leur vie, mais eux-mêmes et leurs enfants s’ancrent dans la société nord-américaine. Dès lors, leurs intérêts s’élargissent au-delà de la seule question de Cuba. D’autres préoccupations, sociales, économiques, déterminent leurs allégeances politiques.  » Moi ? je suis démocrate « , répond ainsi Garcia, que l’on imaginait, ne serait-ce que par sa fonction, républicain farouche.

 » La guerre froide est terminée pour tout le monde, sauf pour nous « , dit-il. Pour les autorités de l’île, notre interlocuteur est le capo des mafieux, le chef de file des  » gusanos  » (vers de terre).  » Ces insultes, c’est notre orgueil. Chez moi, j’ai un tee-shirt sur lequel est marqué : je suis un ver de terre. Quand je le porte, c’est la rigolade générale.  » Soudain, il se fait grave.  » Je ne connais pas Cuba, dit-il. Je n’y suis jamais allé et je n’ai pas vraiment l’intention d’y vivre un jour. Pourtant, j’y pense toute la journée. C’est curieux, non ? Et sans doute l’idée que j’ai de Cuba ne correspond pas à la réalité. Toute notre communauté vit ainsi, avec la nostalgie d’un pays qui n’existera plus jamais.  »

De la nostalgie les Cubains n’ont pas le monopole. Le soir tombe et l’arrière-boutique de la Libreri Mapou, au c£ur de Little Haïti, sur la 2e Avenue, s’anime. Dans la petite salle, les garçons tapent sur des bongos, les filles dansent et leurs mouvements, qui évoquent la transe et l’extase, rappellent irrésistiblement les cérémonies vaudoues. Le propriétaire des lieux, Jan Mapou, travaille la semaine à l’aéroport, dont il gère les parkings et, tous les week-ends, il enseigne le créole à une poignée d’étudiants. La communauté haïtienne a eu plus de problèmes que les Latinos à s’intégrer.  » Elle fut accusée d’importer le sida et les Noirs américains ne nous aiment pas beaucoup « , reconnaît Mapou.

Mais, ici, l’optimisme prévaut et tout peut changer parce que la ville est jeune. Suffisamment pour qu’une de nos contemporaines, Muriel V. Murrel, puisse évoquer dans un livre charmant,  » Miami, A Backward Glance  » (Pineapple Press, 2003), ses souvenirs d’enfance dans ce qui était alors un village tropical endormi. La cité a eu une adolescence turbulente, lorsqu’il y régnait la corruption, les mafias et la drogue û  » Nous étions la capitale mondiale de la cocaïne « , reconnaît Diaz. Elle a tout l’avenir devant elle, et l’aura tant que des milliers de gens, du Sud au Nord, seront prêts à lier le leur au sien. Comme cette jeune serveuse nicaraguayenne, chez Yambo, arrivée aux Etats-Unis voilà deux ans avec sa fille.  » Je veux rester ici pour la vie « , dit-elle. Elle se tape le front et sourit :  » C’est tout réfléchi.  »

Michel Faure

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