Ses interviews dans la presse sontrarissimes. Un silence qui entretient le mystère de cette anticonformiste du chic aux commandes d’un empire de mode qui fait aussi la part belle à l’architecture et à l’art contemporain. Pour Le Vif Weekend, Miuccia Prada livre ses projets et sa conception du style.

Si elle parle peu, c’est que Miuccia Prada a une horreur quasi phobique des généralités et des petites phrases définitives, balancées à toutes les sauces. D’où un discours ponctué de grands silences, un mur d’opacité sur sa vie privée, mais aussi de grands éclats de rire complices, laissant entrevoir une personnalité tout en facettes, qui allie pudeur extrême et détermination sans faille. On imagine cette héritière quinquagénaire de la bourgeoisie lombarde en jupe plissée et cardigan, mais elle arrive au rendez-vous, à Milan, un bonnet multicolore vissé sur la tête, une robe rouge vintage Miu Miu aux motifs façon wax africain. Dans son bureau minimaliste, la sobriété des murs blancs et d’un sol en béton ciré, avec la surprise, en plein milieu, d’une bouche de toboggan de l’artiste Carsten Höller qui mène directement dans la cour du bâtiment. Aucun changement depuis notre dernière rencontre fin 2005, si ce n’est un diptyque aux accents surréalistes de Francesco Vezzoli sur fond de ruines de Rome.

Sa discrétion entretenue ne l’empêche pas d’être aujourd’hui l’une des créatrices de mode les plus influentes, à la tête, avec son mari – Patrizio Bertelli, un industriel toscan rencontré lors d’un Salon du cuir en 1978 et père de ses deux garçons – d’un empire de mode qui pèse 1,65 milliard d’euros. Entre ses griffes Prada et Miu Miu, entre la mode féminine et masculine, Miuccia Prada crée une quinzaine de collections par an. à des années-lumière de ce milieu des années 1970 où elle imaginait des accessoires dans la maroquinerie familiale de la galerie Victor-Emmanuel II, à Milan, fondée en 1913 par son grand-père. Aucun déterminisme pourtant, puisque c’est armée d’une maîtrise de sciences politiques que cette ancienne sympathisante du Parti communiste italien, qui a étudié six ans le mime au Piccolo Teatro de Giorgio Strehler, a fait le choix de la mode. Un parcours pour le moins atypique qui continue forcément d’irriguer sa vie et ses créations au chic anticonformiste. On dit souvent qu’elle est le  » disque dur  » de la mode, tant ses vêtements sont un collage d’intuitions, projetant un héritage culturel colossal dans une perception aiguisée de l’air du temps. Associé un moment aux sacs en Nylon ornés d’un triangle métallique et aux imprimés à la Deschiens, Prada a accompagné dans les années 1990 le développement exponentiel des logos, l’émergence des secondes lignes et la globalisation de la mode. Pas vraiment de vêtement  » signature « , comme le smoking chez Saint Laurent ou la veste chez Chanel, mais plutôt une façon de penser la mode et des associations reconnaissables au premier coup d’£il d’initié.

Qu’ils plaisent ou non, ses défilés comptent parmi les rares attendus chaque saison avec une effervescence renouvelée, car Miuccia Prada n’hésite pas à défier les notions de bon et de mauvais goût et à questionner la mise en scène sociale du corps (jamais surexposé chez elle) tout en restant ancrée dans une réalité palpable. Cette saison, elle a dessiné une collection qui conjure la sinistrose liée à la crise. Sans renier son sens de l’épure.

Puisque c’est aussi d’actualité dans le secteur du luxe, quelles seront, selon vous, les conséquences de la crise sur le business de la mode ?

Une chose est sûre : dans cette période, vous devez avoir de meilleures idées, travailler plus et ne rien faire de générique. Aujourd’hui, les consommateurs n’achètent que si ça a du sens. On parle de retour à la moralité et au sérieux, mais qui peut l’affirmer avec certitude ?à Je ne crois pas aux grands changements, particulièrement dans mon domaine, je doute que les gens modifient leur façon de penser.

Vous avez décidé en 2006 de ne plus faire défiler votre griffe Miu Miu à Milan, mais à Paris. Quel bilan tirez-vous de ce repositionnement ?

Dans mon esprit, Miu Miu n’a jamais été une seconde ligne mais, en Italie, c’était toujours la petite s£ur de Prada. Depuis qu’on défile à Paris, le regard a changé, ce qui me pousse à me dépasser, parce qu’il y a des concurrents de haut niveau ! Je pars toujours de la même idée pour Miu Miu et Prada, mais, comme je les développe dans des lieux et avec des équipes distinctes, elles mûrissent distinctement.

De la dentelle à la femme fatale, on vous voit aborder, saison après saison, des registres qui ne vous étaient pas habituelsà

J’aime de plus en plus investir des territoires qui ne me sont pas familiers. Je suis par nature curieuse des comportements humains, et les façons de s’habiller reflètent aussi votre état d’esprit à un moment donné. C’est une des raisons pour lesquelles mon travail est intéressant, car il est en prise directe avec l’expression de la personnalité et la façon de se représenter dans la société.

Pensez-vous répondre à des problématiques politiques et sociales dans vos créations ?

Je ne prétends pas apporter de réponses, mais des commentaires instantanés sur ce qui nous entoure, c’est ma façon de réagir par le biais de la mode. Bien sûr, je suis d’une certaine façon politique, en restant connectée à l’actualité. Par exemple, le Double Club – un projet de club-restaurant entrepris en 2008 par la Fondation Prada, à Londres, avec l’artiste Carsten Höller – était une expression artistique impliquée dans la réalité, en confrontant les cultures congolaise et européenne. Pour l’artiste, c’était très intéressant, parce qu’habituellement on considère les Africains dans une globalité et, là, on a fait le contraire en gommant les particularismes européens et en regardant la singularité congolaise. Nous aimerions bien l’expérimenter ailleurs, en confrontant différentes cultures et groupes de gens. Avec la globalisation et la multiplication des échanges culturels, je trouve que l’on vit actuellement une des périodes les plus intéressantes de l’Histoire, qui mélange conservatisme et ouverture.

Est-ce plus difficile d’exprimer la créativité dans une démarche industrielle qu’en haute couture ?

C’est plus difficile mais beaucoup plus intéressant de s’exprimer dans l’industrie, parce que vous approchez une clientèle planétaire. Veiller à ce que la quantité n’affecte pas la qualité, bien au contraire, c’est la chose que j’apprécie le plus au quotidien. à force d’expérimentations dans les usines, les possibilités sont décuplées par rapport à mes débuts. Beaucoup de nos vêtements peuvent être assimilés à la couture, parce que faits à la main et extrêmement complexes.

Pourriez-vous dessiner des collections pour des marques de grande distribution comme H & M ?

Ils me l’ont demandé, mais je ne veux pas faire une copie bradée de ce que je fais au quotidien. Si j’étais suffisamment intelligente pour faire des beaux vêtements qui ne coûtent pas grand-chose, je l’aurais fait pour moi ! L’approche m’intéresse, mais c’est un travail complètement différent, avec d’autres méthodes de fabrication et d’approvisionnement, et je n’ai pas l’énergie pour le faire.

Vous préparez d’ici à 2012 une fondation à Milan, avec l’architecte Rem Koolhaas qui avait déjà créé pour vous le Transformer, ce pavillon éphémère inauguré en avril dernier à Séoul. On évoque cette fois l’aménagement d’un ancien bâtiment industriel de 17 500 m2. Quelle est la teneur de ce projet ?

La multiplication des musées et des fondations suscite beaucoup de discussions sur le rôle de l’art et la façon de l’exposer. Nous voulons montrer l’art d’une façon plus complexe et moins neutre, comme c’est le cas dans beaucoup d’endroits aujourd’hui. Ce qui m’intéresse, c’est de faire entrer la culture dans la vie, et notre réflexion n’arrête pas d’évoluer depuis le début du projet.

Pourquoi avoir toujours tenu à distance le mécénat artistique de vos activités de mode ?

J’ai toujours séparé l’art de la mode, car je n’ai jamais voulu embellir mon travail de cette façon, par respect pour les artistes. Ces activités sont connectées dans mon esprit et dans ma vie, mais, pour Prada, je veux qu’elles soient séparées. Je refuse l’utilisation de l’art dans ma communication, mais je veux développer des collaborations cohérentes avec des architectes, des artistes et des designers sans les instrumentaliser. Je suis presque trop moraliste par rapport à ce genre de mélange !

Avec votre mari, Patrizio Bertelli, partagez-vous la même approche de l’art ?

On en parle beaucoup ensemble. Il a plus un tempérament de collectionneur, avec un point de vue historique et un sens esthétique probablement meilleur que le mien. Je suis plus curieuse et instinctive dans mes choix.

Vous avez souvent dit que vous reviendrez un jour à des activités politiques. Ne pensez-vous pas que, dans la situation actuelle de l’Italie, c’est le moment de faire entendre votre voix ?

Plus jeune, j’ai étudié la politique parce que c’était la section la plus facile pour avoir un diplôme et que je voulais avoir le temps de faire du théâtre à côté ! J’étais passionnée par la politique, mais en dehors du cadre de mes études. Quand je serai âgée et que j’en aurai fini avec la mode, je me tournerai peut-être à nouveau vers la politique, mais dans ma position, ce serait terrible. Dans le contexte actuel, je ne suis pas sûre que le point de vue d’une femme riche et créatrice de mode soit le plus compris et attendu. On me l’a demandé, mais je ne me sens pas à l’aise avec ça. On utilise votre nom, les petites phrases, et je respecte trop la politique pour penser qu’un soutien banalisé fasse la différence. La politique doit être une activité à temps plein. Si c’est juste pour de la figuration, ne comptez pas sur moi !

Par Anne-Laure Quilleriet

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