Sur cette terre rude et silencieuse, les cavaliers mongols vivent au rythme des habitudes ancestrales. Aujourd’hui comme hier, ils accueillent le voyageur avec une hospitalité sans faille.

Guide pratique en page 62.

T ombera ? Tombera pas ? Au loin, un ciel d’encre déferle sur l’horizon d’ouest, accentuant la lumière abrupte de cet après-midi d’été. La petite troupe avance d’un bon pas dans cette immensité ondulant en une mer de collines aux lignes adoucies. Un professeur d’économie et une aide-soignante, un instituteur et une publicitaire, un contrôleur de gestion et une retraitée… Ainsi naît un groupe de marcheurs unis pour dix jours de trek à la découverte de la steppe mongole, dans cette vallée de la rivière Orkhon d’où Gengis Khan partit il y a huit siècles à la conquête du monde. Oulan-Bator, la capitale, construite dans les années 1920 par les Russes, est à 300 kilomètres d’une route inégale filant sud-est.

Deux minuscules points blancs pointent soudain au détour du relief : deux yourtes, ces grandes tentes nomades, sont posées comme une providence au creux d’un vallon. Leur seule vision déclenche un changement de cap naturel des marcheurs de la steppe. On s’abritera peut-être de l’orage et, surtout, on surprendra une nouvelle tranche de cette vie nomade, fascinante d’organisation et d’équilibre, malgré un environnement sans clôtures et les extravagances d’un climat continental extrême.

Les bras croisés sur un buste généreux, Khen Medekh, le patriarche du campement, observe l’arrivée de la troupe.  » Quelle idée de marcher ainsi ! Vous avez pourtant les moyens d’avoir un cheval !  » s’exclame-t-il, dubitatif. En mongol, l’étymologie du mot  » pauvre  » vient de l’expression  » aller en marchant  » : c’est dire si l’idée de randonner à pied passe ici pour une bizarrerie. Chacun possède deux, voire trois chevaux, pour la course, pour le voyage et pour rassembler le troupeau. C’est même devenu une affaire de standing : si l’on habite en ville, les bêtes restent à la campagne, chez un parent.

L’étonnement passé, Khen Medekh, fidèle au sens de l’hospitalité nomade, invite tout le monde à entrer dans sa maison de saule et de feutre. En Mongolie, quiconque s’arrête en route est accueilli avec les égards dus au voyageur. Le temps de se poser au fond de la yourte, dans l’espace réservé aux invités, et de glisser un £il aux photos de mariage et de service militaire, le cérémonial s’est préparé comme par enchantement. Une galette de pain passe de main en main, toujours de la droite vers la gauche. Question de convenance, il faut en détacher un morceau, même symbolique. Le yaourt encore tiède, doux comme le velours, remplit les bols. La belle Enkhsaikhan ranime le feu pour l’eau du thé. Ensuite vient le moment de l' » airak  » : du lait de jument fermenté, véritable pilier de la vie nomade, que l’on boit à tout âge, bol après bol. Au fond de la yourte, l’idée de ce liquide puissant effraie bon nombre de papilles. Compréhensive, Enkhsaikhan relance l’inoffensive tournée de thé.

Une grosse pluie en a profité pour arroser la steppe. Elle sera aussitôt absorbée par le sol dur comme la pierre. Il y a encore du chemin pour arriver au bivouac en ce soir qu’on annonce de gala. Il faudra monter les tentes  » igloos « , trouver une salle de bains à l’abri du bon rocher, installer ses quelques affaires pour la nuit. Les chauffeurs des deux fourgonnettes russes chargées du matériel ont promis le  » khorkhog  » : du chevreau cuit dans un mélange d’eau et d’oignons sauvages. Une immense voûte céleste déploie ses lumignons, salle à manger de rêve pour déguster le plat dans le silence.

La nuit si claire promettait d’être fraîche. Elle l’a effectivement été, au-delà même du réveil dans la rosée de 7 heures. Un bon raidillon se charge d’ouvrir la marche et de détendre les muscles fourbus. Un nouvel  » ovo « , un lieu de prière, indique le franchissement du col. On fait trois fois le tour de cet amas de cailloux, de bouteilles de vodka et d’écharpes bleu canard en ajoutant sa pierre à l’édifice : une forme de prière bouddhique destinée à aider au bon déroulement du voyage. A l’avant, un panorama sans fin s’offre par surprise, ondulant en succession de lignes obliques où cheminent les troupeaux en route pour le pâturage. Le calme règne dans cette steppe vert-de-gris, à l’exception du mouvement perpétuel des bergers à cheval, zigzaguant sans relâche autour des bêtes. Tout leur art consiste à leur donner le meilleur de cette herbe courte et très nourrissante qui ne pousse que de juin à septembre. Quatre cents, cinq cents  » museaux  » ? On parie sur l’étendue des cheptels tandis qu’un cavalier s’approche au trot, debout sur les étriers. Vêtu d’un manteau sombre largement ceinturé d’orange, il tient à la verticale son  » urga « , cette perche-lasso qui ramène les bêtes égarées.  » D’où venez-vous ? Où allez-vous ? » Les formules de politesse s’échangent dans ce mongol baroque, aussi éloigné du russe que du chinois, où se bousculent chuintements et onomatopées, roulements de consonnes et voyelles nasillardes. Puis on reprend le chemin, retrouvant le vertige de cette marche dans l’infini.

Après dix jours de bivouacs installés dans des sites grandioses à l’écart des campements nomades, le guide a ménagé la surprise :  » Ce soir, nuit chez l’habitant « , annonce Beska dans un sourire. Il ne reste plus qu’à trouver l’hospitalité pour dix nomades en fourrure polaire. La première tentative sera la bonne : Sereeter-Shiileg, le chef d’une famille de huit enfants logée dans deux yourtes, accepte sans hésiter. Tous se serreront dans l’une, tandis que les  » Franciskis  » investiront l’autre, sans perdre une miette de cette fin d’après-midi rythmée par le soin des bêtes. Pour la sixième fois de la journée, il faut récolter le lait de jument. Un art subtil : seul un poulain peut provoquer la venue de lait chez sa mère. Il aura droit à trois petites tétées avant de se faire voler la place par les femmes, chargées de la traite. La pétarade d’une Planet se fait de plus en plus précise. L’un des fils de Sereeter-Shiileg rentre du village sur cette moto quatre cylindres de fabrication russe. La machine est l’objet de toutes les attentions, avec son tapis de selle au petit point et son guidon orné d’une biche en métal prête à bondir. Les chevaux hongres se lancent au galop sans prévenir, sous l’£il impassible de l’unique étalon de la vallée, seul autorisé à garder sa longue crinière. A l’aide d’une moitié de jumelle, Sereeter-Shiileg observe, rassuré, le retour du troupeau. A la veillée, il entonne un  » chant long  » aux notes tenues, comme lors des grandes chevauchées solitaires qu’imposent les voyages. La fin de la randonnée approche : tout à l’heure, on sera à Oulan-Bator, même si personne n’en a envie. Derrière les fourgonnettes, Enkhsaikhan se tient prête à envoyer une louche de lait sur le convoi : c’est ainsi que l’on souhaite bonne route chez les Mongols.

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