Mort sur le fil
En flirtant subtilement avec l’au-delà pour donner vie à ses fantasmes vestimentaires, Stéphanie Croibien s’est fait remarquer par le milieu de la mode. Portrait d’une jeune femme talentueuse, patiente et déterminée.
Ses silhouettes semblent avoir franchi le Styx avec une certaine insouciance. Etranges, intrigantes, évanescentes, elles ont la fausse légèreté de ces fantômes que l’on veut croire imaginaires. Mais Stéphanie Croibien, la mère de ces créatures textiles, y croit dur comme fer. Ses revenants sont bien présents et ont insufflé la vie à ces mannequins venus d’un autre espace-temps. A leur vision, on aurait presque envie de chuchoter en choeur avec le petit héros du film » Le Sixième Sens » : » I see dead people » ( » Je vois des morts « ). La styliste refuse toutefois cette approche apeurée et préfère parler, à ce sujet, d’une source d’inspiration temporaire à laquelle elle a voulu rendre hommage.
A 25 ans, cette jeune femme fraîchement diplômée de la prestigieuse école bruxelloise de La Cambre refuse en effet tout parallélisme avec une grande figure de la mode que certains qualifient volontiers d’illuminé : Paco Rabanne, dont les prophéties hasardeuses et les récits de vie antérieure ont fini par ternir, peu à peu, sa réputation de couturier génial. Certes, Stéphanie Croibien s’intéresse au spiritisme, mais elle ne veut certainement pas en faire son cheval de bataille vestimentaire. Le hasard a juste voulu qu’elle décide, en cinquième et dernière année de ses études de stylisme, de projeter ses désirs créatifs dans l’au-delà et ses mystères. D’ailleurs, elle précise d’emblée que sa collection de fin d’études baptisée » Supposing it isn’t a dream, supposing it is a message » ( » Supposant que ce n’est pas un rêve, supposant que c’est un message « ) est née, au départ, d’un désir de franche rigolade. Avec quelques amis, Stéphanie tente un soir l’aventure du spiritisme » par curiosité, pour m’amuser, pour passer une soirée différente « , dit-elle. Mais après quelques tentatives infructueuses, les esprits finissent – apparemment – par se manifester. » Cela a marché, confirme la jeune femme. Et personnellement, je suis restée très sereine par rapport à ces manifestations. Cela ne m’a pas fait flipper et j’ai même trouvé que les esprits avaient un petit côté joueur. Ils affirmaient que j’avais été, par exemple, la fiancée d’un marin disparu. J’ai trouvé ça plutôt drôle et j’ai commencé à m’intéresser un peu plus sérieusement au sujet. J’ai fait des recherches, j’ai lu des bouquins et puis, petit à petit, j’ai développé l’idée de faire une collection autour de ce thème. «
Avec la complicité de Daniel Henry, également élève en dernière année de La Cambre, section Textiles, elle s’attelle donc à la délicate tâche qui consiste à traduire ces phénomènes a priori surnaturels en émotions textiles, en volumes et en matières. Parmi ses lectures, elle découvre, entre autres, un ouvrage consacré aux apparitions » pirates » de personnes décédées sur des écrans de télévision (concrètement, il s’agit de visages parasites de revenants qui se manifesteraient furtivement par l’intermédiaire d’un téléviseur allumé sans être pour autant nécessairement raccordé à une chaîne). » Dans ce livre, il y avait une phrase qui disait en gros que le spectre apparaissait et tremblait comme une mousseline, se souvient Stéphanie. C’est donc grâce à ce genre d’indices que nous avons, Daniel et moi, abordé la collection. Nous nous sommes aussi intéressés au phénomène des auras pour réfléchir aux couleurs et nous avons surtout travaillé sur le principe de l’évolution des formes. Mais ce qui nous intéressait avant tout, c’était la recherche d’une esthétique différente, distinguable de la masse des silhouettes de La Cambre. «
Après de longues semaines d’expérimentations textiles, Stéphanie Croibien présente sa collection de fin d’études en juin 2001. Ses mannequins fantomatiques et majoritairement voilées défilent tout en douceur, comme hypnotisées par une entité forcément irréelle. Ici, elles tiennent de petits verres en guise de clin d’oeil aux séances de spiritisme; là, elles arborent des robes vaporeuses rappelant, de manière subtile, les apparitions cathodiques des revenants modernes. Entre poésie, raffinement et mystère, les douze silhouettes aériennes de Stéphanie tranchent dans l’atmosphère convenue des collections ambiantes et suscitent, dès lors, le respect immédiat. Verdict du jury international (composé entre autres de Jean Colonna, Jurgi Persoons et Gaspard Yurkievich) : grande distinction.
Diplôme en poche, les portes de la gloire ne s’ouvrent toutefois pas immédiatement pour Stéphanie Croibien. Comme la majorité de ses compagnons d’études, elle se retrouve confrontée aux dures réalités du marché de l’emploi et cherche en vain sa voie professionnelle. Tiraillée entre le désir de mener une carrière en solo et l’envie de travailler éventuellement comme styliste pour une marque de prestige (par exemple Balenciaga) ou pour un créateur qu’elle vénère (par exemple Hussein Chalayan), la jeune femme pense alors à la solution du compromis pour concrétiser ses rêves. Avec son complice de La Cambre Daniel Henry (qui travaille désormais comme designer textile pour les créateurs Sébastien Meunier et Martin Margiela) et un autre ami, Laurent Lekule (styliste pour le magazine » Pulp « ), Stéphanie Croibien projette de créer une nouvelle marque de vêtements pour homme et femme qui serait vendue, idéalement au début de l’année 2003, dans des magasins parisiens très ciblés. En attendant, le trio de choc réfléchit à l’esprit d’une première collection et aussi à l’image de cette nouvelle marque qui devrait être médiatisée dans les six mois à venir.
Aujourd’hui, la jeune femme passe donc son temps à explorer des sources d’inspiration et essaie surtout d’amasser un peu d’argent pour mener à bien ce projet ambitieux. Cette motivation financière passe évidemment par une forme de sacrifice professionnel consistant à multiplier les petits boulots alimentaires afin d’augmenter le capital nécessaire. » Le fait d’enchaîner des petits jobs qui n’ont rien à voir avec la mode n’est pas vraiment une désillusion par rapport à La Cambre, rectifie Stéphanie. C’est vrai que ce n’est pas très amusant, mais je mise tout sur ce qui va arriver. Avant, j’avais tendance à vouloir tout très vite, mais aujourd’hui, je veux prendre le temps de faire les choses convenablement en me donnant des buts à long terme. «
Stéphanie aime d’ailleurs rappeler à ce sujet que Martin Margiela a débuté son entreprise avec moins de 5 000 euros en poche. Déterminée à thésauriser coûte que coûte, la jeune styliste n’en oublie pas pour autant sa fibre artistique et poursuit, parallèlement à ses petits boulots alimentaires, des activités qui aiguisent sa créativité. Chanteuse au sein d’un groupe d’électronic-rock baptisé » Gossip Piss « , Stéphanie exerce toujours ses talents de styliste dans des productions de mode occasionnelles pour certains magazines branchés et poursuit également ses recherches esthétiques dans la réalisation de collages audacieux (réalisés sur papier, filmés en vidéo et photographiés sur écran télé). » Je n’ai pas envie de ne faire que de la mode, précise Stéphanie Croibien. D’ailleurs, je préfère toujours dire que je fais du vêtement plutôt que de la mode. Cela met davantage en évidence l’aspect recherche car la mode, après tout, est quelque chose de futile. C’est pour cette raison que j’ai aussi envie d’élargir mon champ d’activité. Idéalement, j’aimerais faire à l’avenir du mobilier, des accessoires, de l’expression plastique et développer également des collaborations avec d’autres artistes. «
Patiente et optimiste, Stéphanie Croibien veut donc laisser le temps au temps avant de revenir de façon plus ou moins spectaculaire sur la planète fashion. Désertant momentanément le monde des esprits pour s’intéresser désormais à leurs voisins les anges gardiens (sa nouvelle passion extra-textile), elle se veut, en définitive, confiante en l’avenir de la mode. » Je crois en l’être humain, conclut-elle. Il avance et il devient plus intelligent. Il faudrait simplement que les vêtements suivent ce mouvement parce qu’ils nous reflètent, tout simplement. Les vêtements doivent inspirer ce futur, un bien vivre, une douceur. J’aimerais y participer. » C’est tout le bien qu’on lui souhaite : des esprits sains sur des corps sains.
Frédéric Brébant
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