Depuis plus de quinze ans, Patrick Guedj imprime sa patte singulière sur toute la communication des parfums Kenzo. Le tout dernier spot, filmé en plein désert californien, bouscule le genre. Action !

Bien sûr, ce paramètre-là faisait dès le départ partie de l’équation. Quand il vous prend l’envie de tourner trois jours au beau milieu d’un désert de Californie, il y a de fortes chances qu’il fasse chaud. Très chaud même, surtout lorsque qu’une canicule pas du tout de saison décide de jouer les guest stars. Il est à peine 7 heures du matin et le moindre filet d’ombre a déjà tout d’un luxe inestimable. Bienvenue à Vasquez Rocks, terrain de jeu des serpents qui, nous assure-t-on dans le briefing de sécurité, n’aiment pas trop qu’on vienne les déranger. Rayon figuration, le parc naturel n’en est pas à son coup d’essai. Hollywood est à deux pas, tout le petit monde qui s’agite sur le set – du  » gofer  » qui vous apporte votre chaise ou votre café à l’assistant producteur – est de près ou de loin du sérail.

L’aventure qui va durer trois jours est d’un genre nouveau. Pas de trace ici de storyboard comme on en voit sur tous les tournages de pubs de parfums  » classiques « . Mais une liste de plans à faire, larges, serrés, avec plus ou moins de sujets en mouvement dans le cadre, des jeux de caméras aussi, quatre au total, qui apporteront chacune une texture, un grain différent à l’image.  » J’avais cette shooting list assez précise en tête mais l’idée n’était pas de suivre un ordre chronologique, détaille Patrick Guedj, directeur de création Kenzo Parfums. Plutôt de produire un maximum de matière qui puisse être montée dans des formats particuliers – 5 secondes, 10 secondes, 30 secondes… – qui ne racontent pas tous exactement la même histoire. Plein de petites choses qui vont dans le sens du projet : un grand bazar joyeux, un bouffée d’énergie qui ne se prend pas au sérieux.  »

C’est que l’enjeu est de taille. Ce n’est pas tous les ans que la maison Kenzo lance une nouvelle fragrance, trois en réalité dans ce cas précis. Baptisées Totem, elles sont toutes boisées avec des tonalités tantôt hespéridées, tantôt florales, tantôt fruitées et mises en pack dans un flacon signé Nendo. Des jus unisexes ciblant davantage une communauté – celle des  » millenials « , les 16-25 ans qui redéfiniront les modes de consommation de demain – plutôt qu’un genre précis de garçon ou de fille. Le mot métissage pourrait bien être le fil rouge du récit qui compte au casting neuf jeunes danseurs, neuf personnalités, neuf visages typés.  » C’est en partie pour cette raison également que nous sommes arrivés à Los Angeles, poursuit Patrick Guedj. Nous recherchions une véritable diversité culturelle et nous l’avons trouvée. En plus, d’un point de vue purement pratique, il y a bien sûr une industrie du cinéma installée ici.  »

Le pitch tient en quelques lignes : venus d’on ne sait où, comme s’ils répondaient à l’appel des percussions rythmant les accents tribaux de la bande-son, les héros du spot se retrouvent et dansent ensemble mais chacun à leur manière, pendant que le monde autour d’eux, comme bousculé par leur présence, se transforme peu à peu en changeant par-ci, par-là de couleur.  » L’idée n’était pas de proposer une narration linéaire classique, précise Patrick Guedj. Contrairement à ce qui se fait le plus souvent, nous ne sommes pas partis du film le plus long pour en dériver les formats plus courts en coupant dedans. Il y a bien quelques plans en commun mais les petites histoires montées sont différentes les unes des autres.  » Le récit global, qui se raconte par fragments – les plus brefs tout comme les interviews individuelles des neufs protagonistes sont clairement destinés à vivre sur les réseaux sociaux -, se construit ainsi de manière quasi individuelle pour chaque spectateur. Et s’enrichira d’année en année de nouveaux contenus déjà mis en boîte lors de ce tournage.

CHAPEAU OBLIGATOIRE

Pour multiplier les points de vue, oser le clash des images captées à l’iPhone ou à l’aide d’une caméra Super 8, ils sont en permanence trois à filmer. A Alexis Zabe, le chef opérateur, revient la lourde tâche – au sens premier du terme… – de manier l’Alexa, la seule à donner un retour d’images en direct sous la tente où s’abrite des impitoyables rayons du soleil toute l’équipe d’Iconoclast. La société de production parisienne a l’habitude de relever des défis – les bébés danseurs d’Evian, c’est elle, le dernier spot de Mondino pour J’Adore de Dior aussi – et d’accumuler les vues par millions sur le Net. Ça débriefe ferme, donc, mais avec doigté. Histoire de cadrer sans brimer. Tout en gardant en continu un oeil sur la montre – les syndicats américains ne rigolent pas avec le respect des temps de pause et le moindre dépassement se paie cash – et en veillant à la sécurité de chacun, au détriment du look s’il le faut : le port du couvre-chef est obligatoire – pour les distraits, la prod a investi dans des chapeaux de cow-boy du plus bel effet -, celui du bandana rempli de billes de silicone qui gonfle au contact de l’eau vivement recommandé.

Les consignes sont claires : multiplier les prises courtes pour ne pas épuiser les  » talents « , surtout lorsqu’il s’agit de sauter en plein midi sur un trampoline, de marcher sur les mains ou de jouer de la flûte en swingant à six mètres de hauteur par 45 °C. Comme si la chaleur ne suffisait pas, l’orage décide aussi d’être de la partie. Un peu plus bas dans la vallée, un éclair claque. Il n’en faut pas plus pour faire rappliquer la ranger de service. Son constat est sans appel : évacuation du set immédiate et non négociable, les perches métalliques risquant d’attirer la foudre.

Ecourté ce jour-là, le tournage se poursuit le lendemain… sous dix degrés de moins mais avec un petit vent tiède en prime qui joue les ventilos mais vient surtout perturber l’utilisation des cyclos de papier coloré qui servent de fond à certaines prises de vue et à la campagne photo. Patrick Guedj n’en démord pourtant pas.  » Même quand je recours en postproduction à des effets spéciaux, même si j’emploie des fonds verts, je mets un point d’honneur à toujours filmer en lumière naturelle, sauf bien sûr la nuit. J’aime tourner autour des sujets en fonction de ce que la lumière va projeter sur eux, m’adapter à tous ces mouvements un peu inattendus pour créer des images esthétiques, sophistiquées tout en partant d’un cadre le plus naturel possible.  »

A deux pas de la  » Lunchbox « , sorte de grosse boîte en alu sous airco dans laquelle il fait bon se mettre au frais, l’équipe déco s’emploie à bomber à la peinture fluo de faux rochers et des branches d’arbre qui viendront détonner dans le paysage. Dans le même esprit, de grandes plaques de Plexi de toutes sortes de formes et de toutes les couleurs projettent sur les danseurs des taches jaunes, vertes et orangées ainsi que les ombres mouvantes des objets qui les ont provoquées. Le résultat est bluffant et donne un relief tout particulier à ces vagues colorées qui courent sur les corps. Couché sur le sol au milieu des danseurs, son iPhone à la main, Patrick Guedj exulte.  » Mon meilleur tournage, sans hésiter.  » On n’est pas vraiment étonné.

LE CASTING

Pour incarner le parfum, pas d’égérie mais une tribu : une Roumaine, un Cubain, un natif d’Honolulu, un capoerista, une ballerine, un acteur, un mannequin, une flûtiste et un danseur de hip-hop.  » La plupart d’entre eux venaient d’arriver à Los Angeles, tous motivés par le même rêve : devenir danseurs professionnels. Ce tournage, le tout premier pour certains, est pour eux une opportunité exceptionnelle. Chaque individualité est chorégraphiée pour former un tout, un ballet harmonieux qui symbolise une communauté. Il fallait du coup que cette choré soit la moins  » visible  » possible sans que ce soit décousu pour autant. Spontané mais raffiné. Il s’est vraiment passé quelque chose entre tous ces jeunes qui ne se connaissaient pas. Une vraie complicité.  »

LES TOUCHES DE COULEURS

 » Honnêtement, la production n’y croyait pas trop au départ et pensait qu’il serait plus facile d’ajouter les touches de couleur en postproduction. Mais voir le résultat sur le retour caméra les a convaincus. Etre bien accompagné par une production, c’est déterminant. C’est donc essentiel de choisir la bonne, celle qui vous apporte le plus de valeur ajoutée dans le savoir-faire pratique mais aussi le dialogue artistique avec le réalisateur. Les gens d’Iconoclast ont su nous cadrer un maximum mais intelligemment.  »

LE DÉSERT STAR

 » Je voulais un « vrai » désert et je savais qu’il y en avait tout autour de Los Angeles. C’était pour moi comme une évidence… sauf financière car je sais que tourner là-bas coûte très cher. Mais ailleurs, nous n’aurions jamais eu le niveau de casting recherché.  » Va pour Vasquez Rocks, donc, situé à une petite heure de voiture de L.A. L’endroit, qui doit son nom à un vrai desperado, a déjà servi de décor à des productions aussi variées que celles de Star Trek, La Planète des Singes ou Little Miss Sunshine et a même fait de la figuration dans un épisode de la séria animée Futurama et dans le premier volet de Shrek ! Dans tous les cas, la procédure – très stricte – est toujours la même : interdiction formelle de pénétrer sur le site avant 7 heures du matin.  » Officiellement pour ne pas déranger la faune du lieu. En vrai à cause d’un lobby de riches voisins tenant à ses heures de sommeil. C’est tout de suite moins écologique !  »

LE CHORÉGRAPHE

 » A L.A., Michael Rooney est une véritable star, il a collaboré avec Björk, Kylie Minogue, entre autres, mais c’est lui aussi qui a réalisé toutes les chorégraphies de Shrek ! Je n’imaginais pas qu’on puisse travailler ainsi sur des personnages animés et que ce soit surtout aussi réussi. Michael a l’habitude d’officier pour le cinéma, il est capable d’entrer dans l’univers d’un réalisateur. Il a très bien su respecter l’idée de départ : nous ne voulions pas que l’on « sente » son travail et il a vraiment tiré le meilleur de chacun des danseurs sans plaquer sur eux quoi que ce soit d’artificiel.  »

LES CYCLOS

 » Ils ont surtout servi pour la campagne photo mais aussi pour quelques plans particuliers du spot. Je faisais poser les danseurs, seuls ou en groupe devant des fonds de couleurs. Il y a un petit côté photo de classe carrément assumé dans ces images. Elles sont très statiques mais aussi très second degré. En rupture totale avec le reste du film qui déborde d’énergie, où tout bouge dans tous les sens.  »

LA MUSIQUE

Mieux que le traditionnel  » clap  » de synchro, l’hypnotisant Slippery Slope de The Dø a littéralement servi de playlist pendant les trois jours de tournage. Pas vraiment le modus operandi habituel sur les productions de Patrick Guedj.  » J’emmène généralement une trentaine de morceaux, en réalité, il y en a déjà là-dedans cinq ou six qui ont ma préférence. Et je les teste en live. Ici, le film était tellement chorégraphié que nous devions savoir dès le départ ce que nous voulions. J’adore ce morceau, il est à la fois très tribal avec toutes ses percussions mais moderne, revisité, qui ne ressemble à rien d’autre. Il est parfait.  »

LES QUATRE CAMÉRAS

 » Un projet de l’importance de celui-ci est conçu dès le départ pour vivre dans le temps. C’est aussi pour cette raison que j’ai eu envie de bosser avec quatre caméras différentes. Une Super 8 avec un grain argentique – c’est la seule caméra qui travaille encore avec de la pellicule « classique ». Un iPhone, que j’ai choisi surtout pour sa maniabilité, qui m’a permis de faire des plans complètement basculés avec des gens qui me passaient à deux doigts de la tête. La Blackmagic et l’Alexia fonctionnent toutes les deux en numérique mais c’est avec la deuxième aussi que nous avons pu réaliser tous les plans larges. A ce stade-ci, nous n’avons utilisé qu’une toute petite partie de la matière. Les images filmées en digital par exemple ne serviront que l’année prochaine.  »

PAR ISABELLE WILLOT

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