Un parfum dont on se souviendra, c’est bien sûr un jus inédit, un flacon surprenant mais aussi un nom qui aidera le parfumeur à raconter son histoire. Choisir le bon s’apparente pourtant à un véritable parcours du combattant.

Il aurait dû s’appeler Club. Mais de l’avis de certains, chez Dior, cela faisait trop  » dandy « . Les maquettes étaient là, pourtant, prêtes à partir chez l’imprimeur. Marie-Christine de Wittgenstein, fille de Serge Heftler Louiche, fondateur des parfums Christian Dior, monte dans sa voiture, direction l’usine, pour un brainstorming de la dernière chance. C’est en chemin que  » Eau Sauvage  » lui apparaît comme une évidence. Il y a bien quelques réticences – d’aucuns se demandent en interne si le terme  » eau  » n’entravera pas la vente des savons et des mousses à raser – mais sa proposition est finalement adoptée. Le succès sera immédiat et l’adjectif  » sauvage  » si parfaitement associé désormais à l’univers des fragrances Dior que la marque n’ira pas chercher plus loin lorsqu’il s’agira de lancer, en septembre dernier, un tout nouveau masculin.

Des histoires comme celle-là datent bel et bien d’un autre temps, celui où le marketing n’en était qu’à ses balbutiements.  » Aujourd’hui, avant d’opter pour une dénomination, on en examine des centaines, note Marcel Botton, président exécutif de l’agence Nomen, leader européen de la création de noms. Il est même de plus en plus fréquent que le choix de l’appellation précède celui de la fragrance car les enjeux créatifs, mais aussi juridiques, sont désormais de taille. Le nombre de mots du dictionnaire susceptibles d’être utilisés en parfumerie n’est pas infini. Beaucoup sont par ailleurs déjà déposés – même s’ils ne sont pas formellement utilisés. C’est notre job de vérifier si celui auquel nous avons pensé est encore disponible, ou au moins rachetable si ce n’est plus le cas. En parallèle, nous devons lui faire passer un  » torture test  » linguistique afin de nous assurer qu’il n’y ait aucun risque de contresens fâcheux dans une autre langue.  »

Dans ce but, des agences comme Nomen ont recours à des correspondants installés dans plus d’une centaine de pays et sollicités deux à trois fois par semaine pour tout type de produits. Les retours négatifs sont bien plus fréquents qu’on ne le pense.  » Dans 25 à 30 % des cas, le mot choisi est inexploitable, parce qu’il ressemble au nom de famille d’un terroriste, qu’il est déjà utilisé pour des protections périodiques ou un parti politique extrémiste « , poursuit Marcel Botton, les faux pas sémantiques potentiels pouvant parfois s’avérer plus difficiles à détecter qu’il n’y paraît au premier abord.  » Une des raisons qui permet d’expliquer le succès mitigé, du moins lors de son lancement, de Jardin après la Mousson provient d’une différence de perception de ce terme justement, regrette le parfumeur d’Hermès, Jean-Claude Ellena. Alors qu’il est associé en Inde à l’idée même de source vitale, en Europe, sa connotation est beaucoup plus négative, voire péjorative.  » Loin d’évoquer la vision paradisiaque de jardins luxuriants, débordant de fleurs réveillées par une pluie salutaire, pour une trop grande majorité d’Occidentaux, mousson rimait hélas avec désolation.

 » Le choix est encore plus stratégique depuis que les lancements se sont multipliés, renchérit Isabelle Schuiling, professeur de marketing à la Louvain School of Management de l’UCL. C’est l’élément qui va s’inscrire dans la mémoire du consommateur. Il est donc primordial de s’arrêter sur un mot simple, d’une certaine qualité, qui évoque aussi le territoire, l’identité de la marque, ce qui est d’autant plus complexe à obtenir dans le cas présent puisqu’il n’y a pas, contrairement à une voiture ou un téléphone portable par exemple, de bénéfices techniques qui puissent être mis en avant.  »

DE L’IMPORTANCE DU RÉCIT

Autant que le jus lui-même, l’histoire que son nom véhicule – ce que les spécialistes marketing appellent le storytelling – est donc devenue essentielle, même sur le segment dit  » alternatif « , dont les clients, exigeants, aiment se laisser surprendre à tous les niveaux.  » L’un ne va pas sans l’autre, insiste Pablo Perez, responsable des achats chez Senteurs d’Ailleurs, à Bruxelles. Un nom aguicheur, accrocheur, va vous intriguer mais il faut que cela reste cohérent avec le contenu du flacon. Un vrai parti pris créatif fait partie de l’ADN de ce type de maisons. Mais l’originalité a également ses limites. Chez Etat Libre d’Orange, par exemple, les noms sont subversifs, voire carrément cash. Mais certaines femmes, pourtant séduites par la fragrance Putain des Palaces, ne se sont pas senties prêtes à assumer un jus dénommé comme cela.  »

Les acteurs ancestraux du secteur ont pour leur part l’énorme avantage de pouvoir s’appuyer sur un patrimoine au potentiel narratif quasiment inépuisable.  » Chez nous, il est souvent question d’Hermès, de ses traditions, du monde équestre et de ce qui les qualifient comme Calèche, Equipage, Amazone, 24 Faubourg…, souligne Jean-Claude Ellena, qui jouit en revanche d’une liberté totale dans le choix des appellations de la gamme Hermessence, distribuée uniquement dans les boutiques de la griffe parisienne et où il est plutôt question de matières premières. Même constat chez Chanel où l’on n’hésite pas à tirer profit de tous les événements de la vie mouvementée de la fondatrice de la griffe au double C. Ainsi, le dernier-né des Exclusifs, baptisé Misia en hommage à celle qui introduisit Coco à tous ceux qui faisaient alors la vie culturelle parisienne, s’inspire de l’univers unique des Ballets russes, objets de bien des fantasmes aujourd’hui encore. Pour ces grandes maisons, il est tentant de jouer la carte patrimoniale pour se rattacher à un succès préexistant – des jus comme Coco Noir, Black Opium, Hypnotic Poison en sont de parfaits exemples -, afin de ne pas devoir recréer un nouveau territoire de toutes pièces… et surtout de pouvoir capitaliser sur une propriété juridique déjà acquise au moins sur une partie du nom.

 » Comme le nombre de vocables courts, poétiques, faciles à comprendre dans un maximum de langues et libres de droits est de plus en plus limité, on voit émerger d’autres tendances en matière de dénomination, poursuit Marcel Botton. Ainsi Elie Saab et plus récemment encore Azzedine Alaïa se sont contentés d’ajouter « Le Parfum » à leur nom de famille.  » Dans le même esprit, Narciso Rodriguez avait accolé For Her à son patronyme avant de prénommer son deuxième opus, quelques années plus tard, Narciso, tout simplement. Nul besoin alors de s’embarrasser de recherches juridiques coûteuses et dévoreuses d’énergie… tant que le créateur reste bien propriétaire d’un nom devenu synonyme de marque à part entière.

UNE LONGUEUR D’AVANCE

Une autre recette longtemps restée l’apanage des parfumeurs de niche consiste à préférer des expressions, mêmes longues et compliquées, à un patronyme unique.  » Là aussi, l’avantage est double, analyse l’expert. Comme beaucoup de mots sont déjà pris, on contourne le problème en allongeant la sauce et en déposant une expression entière, en français – Le Jardin de Monsieur Li d’Hermès, La Petite Robe Noire ou L’Homme Idéal de Guerlain, La Vie est Belle de Lancôme… – ou en anglais, je pense entre autres à Fuel for Life de Diesel.  » Une démarche adoptée d’entrée de jeu par Kilian Hennessy lorsqu’il lance en 2007 la marque By Kilian qui compte aujourd’hui une trentaine de titres dans son catalogue.  » Pendant dix ans, j’ai travaillé dans ce que l’on appelle le « masstige », détaille le descendant du fondateur du groupe LVMH. On nous demandait de trouver des noms courts, qui soient compris par le plus de personnes aux quatre coins du monde. Je connais peu de mots qui aient ce pouvoir-là et, en prime, qui raconte quelque chose. C’est pour cette raison que j’ai pris le postulat opposé, à savoir des expressions, parfois avec titre et sous-titre qui se répondent, qui soient capables de véhiculer des émotions fortes au travers de périphrases. Car pour moi, un grand parfum est avant tout une grande histoire.  »

Comme toujours dès qu’il est question de tendance, une réponse en opposition à ces appellations très expansives est déjà en train de se dessiner. Mon Exclusif de Guerlain ou Tacit d’Aesop semblent vouloir redonner la parole à celui ou celle qui finalement choisira le parfum, comme s’il lui revenait le droit ou le devoir de qualifier lui-même ce qu’il porte. Et d’en faire une partie intégrante de sa propre histoire.

PAR ISABELLE WILLOT

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