C’est la ville qui monte en ce début de millénaire. Mode, beauté, design, danse… Los Angeles vole la vedette à ses concurrentes. Sa recette ? Un dosage explosif entre insouciance et sophistication extrême. Bienvenue dans la capitale de l’exubérance, là où tous les coups sont permis.

Qui l’eût cru ? Los Angeles, cette ville-monde aux faux airs de bourgade avec ses alignements monotones de bungalows tapissant l’horizon, s’impose aujourd’hui comme l’endroit le plus  » coooool  » de la planète. Un peu partout, on célèbre avec entrain sa créativité, son audace, son exubérance. Une belle revanche pour cette oasis du rêve américain longtemps snobée par les hautes sphères de la branchitude exilées à New York.

Les galeries Lafayette, à Paris, se sont par exemple transformées le temps d’un mini-festival en succursale de la Cité des anges. L’occasion pour les organisateurs d’égrener quelques clichés incontournables du folklore californien (baptême en Harley, expo de guitares Fender ou encore séance de bronzage express dans des cabines équipées de sprays autobronzants), mais surtout de distiller un échantillon des marques qui cartonnent à Hollywood comme dans toutes les capitales de la galaxie fashion.

Parmi ces jeunes labels ayant le vent (du Pacifique) en poupe, beaucoup de fabricants de jean. Les Rock &Republic, For All Mankind et autres True Religion ou Stitch’s, qui donnent aujourd’hui du fil à retordre aux monstres comme Levi’s, ont ranimé les couleurs du denim, essoré dans les années 1990 par des textiles plus souples et plus techniques. Le secret de leur réussite ? Des coupes sexy et une profusion de petits détails stylés comme ces arabesques de perles dorées ou argentées. Du glamour, encore du glamour…

So far away from… N.Y.

Ce savant mélange d’authenticité et de sophistication – un cocktail typiquement côte Ouest d’ailleurs – rythme également le reste de la panoplie vestimentaire californienne. Que ce soit chez American Apparel avec ses collections éthiques, chez Underglam avec ses dessous alliant pureté et détails délicats, ou chez Trunk et Altru avec leurs tee-shirts revisitant les icônes du patrimoine  » culturel  » américain, de Jimi Hendrix au logo d’une boîte de strip-tease légendaire…

Si New York reste évidemment une plaque tournante de la création contemporaine, elle doit désormais partager la vedette avec sa cons£ur de la rive Pacifique. Tout les sépare pourtant. Et pas seulement une distance de plusieurs milliers de kilomètres. Mais aussi la morphologie et plus encore l’état d’esprit, pour ne pas dire l’âme. L’une est aussi haute que l’autre est plate, l’une est aussi europhile, intellectuelle et huppée que l’autre est intuitive, clinquante et matérialiste. Mais voilà, avec le retour en force des années 1960, 1970 et 1980, avec la glorification toujours plus intense de la réussite sociale, avec aussi le regain d’intérêt pour le petit jeu des apparences – et dans la foulée pour une certaine forme de légèreté et de futilité -, L.A. a subitement redoré son blason. Au point que tout ce qui naît là-bas se transforme en or. Comme les stylistes Rodarte et Des Kohan, de jeunes pousses promises à un bel avenir au dire de leurs aînés.

La mode stricto sensu n’est pas la seule à bénéficier de cet état de grâce. Il suffit de voir la percée sur le Vieux Continent des bijoux Chrome Hearts, pourtant très peu conformes aux standards européens habituels avec leur habillage gothique chic surchargé ; n’en déplaise à Karl Lagerfeld, qui en porte à chaque doigt. Ou de tendre l’oreille pour se rendre compte que les noms de designers hier inconnus, installés ou originaires de la métropole californienne, se retrouvent subitement sur toutes les lèvres. On songe ici en particulier à Rick Owens, chantre du glamour mâtiné de grunge, aujourd’hui à la tête de la création des fourrures Revillon, mais qui signe en même temps, en son nom, une collection de meubles réconciliant le pragmatisme US et l’insolence underground, tout aussi US d’ailleurs si l’on veut bien simplement se souvenir des multiples facéties du mouvement pop art.

Même constat sur le front des cosmétiques. Sans pouvoir encore parler de raz-de-marée, on voit fleurir ici et là sur les étals des marques arborant fièrement l’étiquette  » made in L.A. « . Chez Cosmeticary, à Bruxelles, on trouve ainsi une belle moisson de produits de beauté importés directement de l’Etat doré et qui font fureur aux States, mais aussi à Londres ou à Paris. Ils se distinguent le plus souvent par un packaging frais et ludique mais surtout par des propriétés étonnantes qui n’ont pas vraiment d’équivalent ailleurs.

à couper le souffle

Le plus cocasse, c’est que ces pommades auraient été considérées – deux décennies en arrière – au mieux comme des gadgets suspects, au pire comme des niaiseries confirmant l’immaturité des Américains. A l’image de ces parfums de la marque Clean qui reproduisent l’odeur du linge propre ou du savon de douche. Ou plus encore de ce gloss épicé et pétillant du fabricant DuWop qui présente la particularité de faire gonfler les lèvres grâce à sa décoction de cannelle, gingembre et menthe. Un must absolu puisqu’il trouve place dans le colis promotionnel que les oscarisés reçoivent à la fin de la prestigieuse cérémonie… De quoi alimenter le  » buzz « .

Voilà pour les symptômes les plus visibles de la montée en puissance de Los Angeles. Mais ce ne sont là que des symptômes. Pour en savoir plus, il faut creuser du côté de la production artistique locale. Qui est mieux placé, en effet, que les artistes pour explorer les profondeurs de la ville et esquisser en filigrane une cartographie de son âme et de sa singularité aussi sûrement qu’un test ADN décrypte la carte génétique d’un individu ? Et ce n’est pas un hasard si justement, sur ce terrain-là aussi, les initiatives et hommages se succèdent. On en veut pour preuve le ramdam autour de la récente rétrospective au musée du Jeu de paume à Paris des photos de jeunesse d’Ed Ruscha, ce monument de l’art américain. A travers les clichés de rues ou de stations essence de la métropole californienne et de ses environs, il capture les fragments tantôt grotesques, tantôt poétiques d’une modernité prétendument avancée. Sans jamais forcer le trait stylistique.  » L.A. c’est vraiment la culture de la vitesse, on prend les choses en pleine face, donc la ville m’avait plu, je dirais même que j’en avais eu le souffle coupé « , déclarait-il dernièrement dans une interview au magazine  » Vogue « .

Parmi les autres géomètres de Los Angeles, il y a d’abord le cinéma bien sûr, avec des films remarqués et remarquables comme  » Collision  » de Paul Haggis, subtile mais sombre évocation de la fragilité de l’être humain, irrémédiablement condamné à la déchéance dans un environnement aussi hostile que L.A. Ou comme  » Collatéral  » de Michael Mann, ce road movie électrique qui déroule son fil tendu au cours d’une nuit dans les rues de la mégalopole. L’action sert en réalité de prétexte pour aborder avec finesse des sujets délicats comme la violence, la solitude ou les conflits interraciaux. Chacun à leur manière, ces deux opus délivrent une vision étouffante et apocalyptique de cette ville tentaculaire. Qui ressemble moins en fin de compte à la vision futuriste qu’en donnait Ridley Scott dans  » Blade Runner  » – on ne parle même pas ici du L.A. de carte postale que nous vendent certains  » blockbusters  » hollywoodiens – qu’à un laboratoire social où cohabitent sans se fréquenter des communautés de plus en plus repliées sur elles-mêmes.

Un apartheid social et racial à la fois moins spectaculaire et plus effrayant que le chaos annoncé par Scott. C’est d’ailleurs la thèse centrale d’un ouvrage indispensable pour comprendre la dynamique de cette ville. Il s’intitule  » Au-delà de Blade Runner. Los Angeles et l’imagination du désastre  » (éd. Allia). Pour l’auteur, Mike Davis, L.A., de par sa configuration spatiale, préfigure le modèle des mégalopoles modernes. Synonyme de lente déstructuration de toute mixité sociale par le cloisonnement strict des populations dans des quartiers monochromes. Certains, les plus pauvres, sous la coupe des gangs, d’autres, les plus riches, transformés en bunkers. Avec les risques de frictions, d’affrontements et de méfiance mutuelle qu’encourage forcément ce genre de configuration. Ce n’est sans doute pas un hasard si les deux émeutes d’envergure qu’ont connues les Etats-Unis au cours du dernier demi-siècle, en 1965 d’abord, en 1992 ensuite, après le tabassage en règle de Rodney King, ont eu Los Angeles pour théâtre, et le racisme pour étincelle…

Cela dit, la ville côtière n’inspire pas que des sentiments funestes. Elle sert par exemple aussi de décor à l’une des séries télévisées les plus populaires outre-Atlantique,  » L World « . Ou les déboires en tranche d’une bande de copines homos habitant corps et âme la localité. Et quand bien même le désespoir coulerait une chape de plomb sur tout le district, il restera toujours des poches de liberté. Comme l’illustre l’éclosion inattendue du krumping, cette danse hybride mêlant mouvements hip-hop et chorégraphies tribales. Une explosion corporelle révélée par les images survitaminées de David Lachapelle dans  » Rize « . Filmant au plus près les corps en transe, le photographe montre avec une rare émotion comment ces jeunes des ghettos de L.A., ne pouvant compter que sur eux-mêmes, ont trouvé dans la danse une échappatoire aux gangs (qui s’abreuvent eux de rap saturé de testostérone) et un exutoire aux frustrations quotidiennes.

Un avant-goût du futur

Ce coup de projecteur est-il si surprenant ? Oui et non. Los Angeles n’a jamais vraiment cherché à être à la page. La ville est bien sortie de l’ombre ici et là, mais uniquement quand les préoccupations de ses acteurs rencontraient l’air du temps. Ce fut le cas pendant la période hippie dans les années 1970. Ce l’est à nouveau aujourd’hui. Presque pour des raisons similaires d’ailleurs. Car ce qui fascinait à l’époque comme aujourd’hui les faiseurs de tendances, c’est la brise contestataire qui balaie en permanence cette ville tournée vers le présent et l’avenir plus que vers le passé. Cette vague libertaire, qui s’exprime aussi bien par la violence que la trivialité ou l’humour, imprègne la littérature du sérail, représentée par des auteurs comme John Fante, James Ellroy ou Bret Easton Ellis, et plus significativement encore tous les arts plastiques. A ce propos, l’exposition en cours au centre Pompidou (*), à Paris, tombe à pic pour remettre les pendules à l’heure. En dressant le panorama de l’activité artistique à L.A. entre 1955 et 1985, cette rétrospective nous plonge dans un fabuleux bouillon expérimental. L’audace qui transpire des assemblages (Berman, Kauffman…), des installations (McCarthy, Leavitt ou Shaw) ou des peintures (David Hockney ou Ed Ruscha, encore lui) ferait presque passer les performances en vogue aujourd’hui pour des enfantillages. Les clés du succès actuel se trouvent déjà là, au milieu de cette fièvre créatrice échappant aux circuits traditionnels de l’art, car trop radicale, trop avant-gardiste, trop éclatée.  » Los Angeles est une force alternative à New York, un lieu de bouillonnement et de multiplicité artistique « , peut-on lire dans l’introduction à l’exposition. La scène culturelle bat au rythme de la ville, ce magma complexe, dense, métissé et imprévisible. Ce qui fait de L.A. une fenêtre ouverte sur le monde de demain…

(*) Los Angeles 1955-1985, centre Pompidou, à Paris. Jusqu’au 17 juillet prochain. Fermé les mardis.

Laurent Raphaël

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